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Échec et mat

vendredi 20 novembre 2015 par Melen Bouëtard-Peltier rédaction CC by-nc-sa

Compte-rendu

Alors que les salles de spectacle annulent plusieurs de leurs représentations et que les circonstances ne semblent pas se prêter aux sorties culturelles, André Sanfratello et ses acteurs continuent de se livrer à une Fin de partie endiablée depuis samedi dernier dans le petit et chaleureux théâtre de l’Espace 44.

La belle équipe nous propose ici une adaptation fort réussie de la fameuse pièce de Samuel Beckett. Surtout, elle nous convie à un moment à part, hors du temps sans être hors du monde et de ce qu’il traverse aujourd’hui.

Ça a commencé comme ça

L’expérience réjouissante que je m’apprête à vous raconter débute par un e-mail, un communiqué de presse du lundi 16 novembre, qui détonne à l’heure où le sentiment de peur paralyse les activités culturelles partout en France et bouleverse malgré nous le déroulement habituel de nos quotidiens : « Suite aux événements tragiques qui ont touché la France vendredi 13 novembre 2015, l’équipe de l’Espace 44 ainsi que les comédiens ont pris la décision de maintenir les représentations de la pièce, du 14 au 22 novembre sans relâche. »


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Ce mercredi 18 novembre, je me dirige donc au pied des pentes de la Croix-Rousse, à l’Espace 44, où je n’ai encore jamais mis les pieds en trois mois de vie lyonnaise. Le retrait des places se fait dans une pièce confinée, coincée entre deux murs, devant laquelle on passerait dans la rue sans presque s’en rendre compte si les spectateurs n’étaient pas là, agglutinés en petits groupes, à attendre dehors l’ouverture de la salle. L’entrée dans le théâtre se fait par une autre porte, contiguë, qui donne elle aussi sur la rue Burdeau. Pour que l’on nous ouvre, il suffit de toquer. À l’intérieur, pas d’éclairage ; c’est avec la lueur d’un téléphone portable que l’on nous indique les quatre rangs où nous pourrons nous asseoir. La spontanéité et la simplicité de ce petit théâtre fait plaisir à voir ; mieux, c’est un retour au théâtre dans ce qu’il a de plus beau, un lieu où l’on se retrouve, tout naturellement, entre nous, où gradins et espace de jeu n’ont jamais été aussi proches.

Le silence se fait. Les lumières finissent par s’allumer, et Clov s’affaire déjà, multiplie les allées et venues entre les deux fenêtres, avec ou sans escabeau, avec ou sans son rire nerveux. L’ambiance que dégage cette petite salle est envoutante ; nous sommes là, quarante spectateurs, les uns contre les autres, amusés par les premiers gestes de ce personnage boiteux. La première réplique, lancée frontalement au public, est cinglante et nous percute de plein fouet : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » Fin de partie peut commencer.

Rien n’est plus drôle que le malheur (…) C’est la chose la plus comique au monde (Nell)

Vers le milieu de la pièce, Hamm, aveugle et infirme, mais néanmoins maître des lieux où sont retranchés les quatre personnages de Fin de partie, demande à Clov, sorte de fils adoptif qui exécute le moindre de ses ordres, de regarder une nouvelle fois par la fenêtre, avec la lunette. Ce à quoi Clov répond qu’il n’a pas cette lunette. « C’est d’un triste » se lamente Hamm, déçu, avant que Clov ne réapparaisse immédiatement, lunette à la main : « ça redevient gai ». Comme souvent chez Beckett, la singularité de son œuvre provient de ce savant dosage entre comique et tragique, dont cet échange entre les deux personnages est représentatif. D’aucuns ont fait de Beckett le digne héritier des auteurs burlesques des années 1930, Buster Keaton en tête, auquel il consacra d’ailleurs son unique expérience cinématographique (Étonnant court-métrage rigoureusement intitulé Film de 1965). « Je dois dire que c’est une pièce comique », disait Roger Blin, proche de Beckett, à qui il dédie Fin de partie et qui tenait initialement le rôle de Hamm. Et il est vrai que la pièce, à l’image des films de Chaplin, Keaton voire des Marx Brothers, est un enchaînement de gags avant tout visuels – les montées et descentes d’escabeau, les virées en fauteuil roulant, l’épisode où Clov tente d’exterminer une puce dans son pantalon. Mais surtout, Clov, dans sa gestuelle enrayée, dans sa démarche saccadée, dans ses troubles et son obsession pour l’ordre, le respect rigoureux d’un protocole pour l’exécution de chaque action, semble n’avoir jamais été aussi proche de la conception bergsonienne du rire – « du mécanique plaqué sur du vivant » – éminemment burlesque. On rit donc beaucoup devant Fin de partie, même si les rires sont constamment rattrapés par l’arrière-plan thématique particulièrement sombre de la pièce.


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Mais, au fond, de quoi est-il question dans Fin de partie ? Bien malin qui saura le dire. Reste que le portrait que dresse – en filigrane, sans jamais exposer de thèses ou de messages à proprement parler – Beckett de la condition humaine n’a rien d’optimiste. Les relations et les rapports qu’entretient Hamm avec Nagg et Nell, ses parents, rappelleraient presque, avec une violence certes beaucoup plus forte mais avec une ingratitude identique, l’effritement du lien entre les générations japonaises que pouvait décrire un cinéaste comme Yasujiro Ozu. Quant au duo que forment Hamm et Clov, il n’est pas sans rappeler, bien évidemment, celui que formaient Pozzo et Lucky dans En attendant Godot. Derrière le tandem Hamm/Clov, on peut penser que c’est le despotisme que Beckett passe au microscope, décrivant, dans un schéma presque hégélien, comment le dominant tire son pouvoir de l’acceptation du dominé et de l’habitude – tout le long de la pièce, Clov remet à plus tard son départ et ne parvient pas à réellement quitter son maître – quand bien même le dominé est en fait le plus fort des deux – ici Hamm est bien trop affaibli pour réellement constituer une menace pour Clov. Se tissent donc des jeux de pouvoir entre les deux personnages, des rapports de force où petit à petit chacun avance ses pions sur l’échiquier d’une partie qui n’en finit pas.

On pourrait ainsi disserter longuement et additionner les références possibles et les interprétations envisageables ; à vrai dire, elles le sont toutes plus ou moins, et c’est là la force du texte de Beckett, texte profondément atemporel (comme toujours, Beckett ne livre aucune indication quant à une quelconque époque où se situerait l’action) et intemporel, impérissable et susceptible de sonner différemment aux oreilles de chaque génération. Ainsi, dans les jours qui suivent les événements tragiques de vendredi dernier, la précarité de ces personnages esseulés au milieu d’une nature qui n’est plus, d’un monde qui s’est éteint, cette précarité post-apocalyptique trouve aujourd’hui un drôle d’échos…

De toute les représentations de cette pièce qu’il m’a été donné de voir, celle-ci est la meilleure (André Bernold)


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« Vieux linge ! Toi je te garde ». Hamm repose alors le mouchoir ensanglanté sur son visage. Rideau. La salle est de nouveau plongée dans le noir à mesure que montent les premiers applaudissements. André Sanfratello, metteur en scène de cette superbe « fin de partie » et délicieux dans son interprétation de Nagg, prend rapidement la parole avant de la transmettre à un homme assis au premier rang, qui se lève, se présente : André Bernold, un des plus proches amis de Beckett dans la fin de sa vie. Il dit ne jamais sortir de chez lui, même pour aller au théâtre, mais ne regrette absolument pas d’être revenu une deuxième fois en une semaine applaudir ce spectacle : « De toutes les représentations de cette pièce qu’il m’a été donné de voir en français, en anglais, en allemand, celle-ci me semble de loin la meilleure. Elle aurait beaucoup plu à Sam, parce qu’elle prend vraiment en compte le texte, les indications scéniques, les didascalies, et il appréciait tout particulièrement cette fidélité des acteurs et des metteurs en scène qui se fait de plus en plus rare ». Ces compliments valent sans doute plus que tous les éloges dont on pourra recouvrir, à juste titre, cette adaptation de Fin de partie, qui est peut-être la plus difficile du répertoire de Beckett à mettre en scène.

Quand à quelques centaines de kilomètres la terreur gronde, le petit théâtre de l’Espace 44 fait office de refuge, mais il ne s’agit pas d’une planque, comme ce terrier où sont enfermés les personnages de Fin de Partie, mais bien d’un refuge, d’un gîte où l’on se réunit pour s’évader, pendant quelques temps, de ce lot d’effrois. « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Comme le disait André Sanfratello, « non, tout n’est pas fini, et la Culture doit être une réponse à cette terreur et ne doit pas laisser bâillonner. A Sarajevo, rappelle-t-il, sous les bombes, le théâtre continuait à se jouer dans les caves, car le théâtre, c’est la vie qui continue ! » Merci à vous, acteurs et membres de l’équipe de l’Espace 44, de permettre à la vie de continuer.

  • Fin de Partie :
    le vendredi 20 novembre 2015 à 20h30
    ainsi que le samedi Novembre 2015 , le dimanche Novembre 2015 Espace 44, Lyon

    15€ / 11,5€ (Réduit (étudiants, chômeurs, +65ans) / 10€ (Intermittents) / 12€ (CE) / 8€ (-12ans)

    localiser

    adresse

    44 Rue Burdeau


    Lyon (F)
    complément

    04 78 39 79 71

Portfolio

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