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Par-delà le bien et le mal

mercredi 8 novembre 2017 par Hervé Daniel rédaction CC by-nc-sa

Chronique

La filiation entre la tragédie grecque et le cinéma de Yòrgos Lànthimos est plus qu’évidente quand on voit combien le scénario de Mise à mort du cerf sacré [1] emprunte au mythe d’Iphigénie, mais il semble que la connivence soit plus essentielle et fondamentale.

Dans la tragédie grecque, un personnage héroïque est soudain mis face à son destin. Souvent, les personnages commettent des actes inhumains, le principe est de raconter tout ce qui se passe avant l’accomplissement de cet acte pour mieux permettre au spectateur de comprendre son origine. Ainsi, on comprend pourquoi Œdipe, qui n’est pas un personnage mauvais, en est arrivé malgré sa volonté, par la force inébranlable de la fatalité, à tuer son père et à coucher avec sa mère. De même, on comprend pourquoi Médée tue ses enfants sans qu’on soit invité à porter un jugement moral sur le personnage.

Dans Mise à mort du cerf sacré, un personnage tout à fait commun qui commet une légère erreur, comme nous en faisons tous, va soudain voir le sort s’acharner sur lui, jusqu’à le mener vers la catastrophe. Banalité d’un homme contemporain que le cinéaste ne se prive pas de critiquer au passage en le filmant dans des scènes d’amour froides et machinales, poursuivant des idéaux matériels, et se complaisant dans un morne quotidien inanimé, dépourvu d’émotion et de spiritualité. Ce chirurgien, auquel nous sommes censés nous identifier, après une légère faute professionnelle qui a conduit un patient vers la mort, est frappé par l’annonce de son destin funeste, condamné à voir sa famille mourir s’il ne se décide pas à tuer l’un d’entre eux. Il est alors, par une force qui le dépasse, contraint de faire le mal. Yòrgos Lànthimos ne se soucie pas plus de décrire la réalité dans une imitation mimétique que de l’emphatiser, pour peut-être chercher dans le fantastique des vérités humaines plus profondes.

Pour les grecs comme pour Lànthimos, la tragédie est un moyen d’apprendre aux citoyens à ne pas juger une personne sur ses simples actes mais plutôt à se forcer à comprendre l’origine et l’impulsion qui l’a menée à agir ainsi. Il s’agit là de compenser notre tendance instinctive à juger spontanément sans faire l’effort de compréhension. Le « bien » et le « mal » sont des mots faciles et pratiques, mais c’est sans compter leur capacité à réduire significativement la complexité d’un être humain ou d’un événement à seulement deux concepts simplistes, réducteurs et, par la force des choses, dépourvus de vérité. C’est le triste constat qu’a fait Nietzsche dans Le gai savoir, quand il dit que « Ce que nous faisons n’est jamais compris, mais toujours seulement loué et blâmé ». [2] Mise à mort du cerf sacré est un film qui, comme les plus grandes tragédies grecques, a la sagesse et l’humilité de comprendre le mal plutôt que de le blâmer de surcroît.

Yòrgos Lànthimos incarne les plus nobles vertus de la tragédie, il est peut-être l’exemple le plus éloquent de ce qu’aurait été Sophocle s’il avait vécu à notre siècle. Car la tragédie a encore sa place à une ère où les réactions instantanées en 140 caractères stimulent notre tendance au jugement et notre art de réduire la complexité du réel à ces deux mots tant utilisés – « bien » et « mal ». L’effort de compréhension que nous enseigne la tragédie est pourtant nécessaire, car ce n’est qu’après s’être affranchi des concepts de « bien » et de « mal » que peut commencer l’action de penser, et celle de comprendre.

Le Gai Savoir (« La gaya scienza »), par Friedrich Nietzsche, traduction par Henri Albert. Paris, Société du Mercure de France, Paris, 1901 (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8).

Portfolio

Mise à mort du cerf sacré Trailer VO
Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos.

Notes

[1Sorti le 1er Novembre

[2Le Gai Savoir, Friedrich Nietzsche. Aphorisme 264

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