> Mag > Musique > Des Fri-sons et des domaines des Dieux !
Le concert de Noël des Young Gods au FRI-SON du 17 décembre 2022 nous donne l’occasion de faire un retour sur ces prodigieux et mystérieux endroits qui accueillent nos soirées musicales exceptionnelles. Et malheureusement pour nous les français, nos amis suisses nous tiennent encore la dragée haute.
L’idée dans ce « petit » pays n’a pas toujours été de repenser la diffusion musicale dans des lieux inhabituels tels que Johnny Cash en 1968 dans les prisons de Folsom, San Quentin ou encore James Brown avant le match de Boxe du siècle qui opposa Mohamed Ali et George Foreman. Des jeunes dans les années 80 [1] ont permis l’existence des lieux actuels, et il a fallu négocier avec les politiques, défiler, se battre pour déplorer le manque de salles.
Finalement grâce à tous, Lausanne a perdu La Dolce vita mais a gagné les Docks, Genève n’a pas oublié ses temples disparus comme Le bouffon, Le Squat d’Argand, Le Cab, ou moribonds comme Le Palladium mais a transformé une Usine en un lieu culturel alternatif… Seul Fribourg est fort et fier de la continuité de son Fri-Son depuis 1983, même si d’abord implanté dans l’ancien Hôpital des Bourgeois, ce collectif d’autogestion s’installa ensuite dans les locaux actuels de la route de la Fonderie. Devant ce déferlement sonore, de punk rock, de dark wave, de funk et de musiques innovatrices, revenons en arrière pour nous souvenir de ces moments forts et uniques qui resteront à jamais gravés dans notre mémoire.
“Oh ! fuir, partir ! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout !”Guy de Maupassant
à Fribourg est un endroit culte qui appartient aux « Pionniers et sorciers du son », j’ai nommé les Young Gods, des légendes qui auraient tout aussi bien accompagner Hugo Ball en 1917 au Cabaret Voltaire de Zurich, tellement ils disposent d’une palette artistique élargie, mais la Karawane était déjà passée lorsqu’ils sont nés.
S’ils reviennent aujourd’hui sur scène, c’est encore pour nous surprendre avec une série de concerts présentant une œuvre majeure de la musique contemporaine, « In C » de Terry Riley, œuvre « ouverte », « aléatoire » qui tient sur une page de partition montrée au public pour preuve. La salle du Fri-Son est un bijou et l’acoustique restitue parfaitement le son « lourd » du groupe.
Pourtant, si je devais choisir un seul concert des Young Gods, cela serait mon premier, celui vécu dans un squat de Genève (je ne sais plus lequel) lors d’une performance de plusieurs groupes punk avec Discolokosst, Ordure, Yodler Killers, Alain Vidon (dit Poubelle), personnages phares de la scène punk genevoise des années 80. J’avais reçu une telle claque ce soir-là avec ce groupe « de jeunes Dieux » qui ne parlait pas d’exclusion, intégration, no future, mais offrait du « son » pour ses seules qualités d’écoute avec un sampler qui leur permettait de signer un nouveau langage de composition musical allant vers d’autres horizons, une musique en rupture de ban qui avait « tuée » ce soir-là le mouvement punk à Genève.
Pour revenir à Fribourg, dans la première salle du Fri-Son, celle où Franz Treichler pouvait encore se cogner la tête au plafond tellement il sautait trop haut dans sa jeunesse. Je me souviens du magnifique concert des Sex Gang Children le mercredi 18 avril 1984. Leur premier album Song and legend contenait une magnifique reprise des « Amants d’un jour » d’Edith Piaf qu’Andi Sex Gang avait chanté ce soir-là dans une ambiance de pur romantisme noir, suicide & danse macabre. Leur prestation scénique était de type cabaret qu’on retrouvera ensuite chez les Virgin Prunes et le mouvement Batcave.
Ce jour-là, nous avions fait avec quelques amis l’aller-retour depuis Annecy dans une 2CV proche de la rupture d’anévrisme et nous étions des fans de ce petit gobelin gothique de Brixton qui dansait dans les flammes sur scène et dont le nom avait été trouvé dans un roman de William S.Burroughs.
Le Fri-Son a un slogan simple : « We will have a real cool time tonight ! » et une action salvatrice pour les animaux puisqu’il semble que même un « post-rocker » pouvait s’y faire mordre par une tortue…
Mais son ADN est d’avoir surtout une relation de proximité entre les artistes et leur public tels les Young Gods qui descendent des limbes pour te souhaiter à minuit un joyeux Noël sur le trottoir et boire une bière avec toi ! Situation impossible dans d’autres endroits où les stars restent dans leur loge dans l’attente de prestations VIP.
À Lausanne, je me remémore avec émotion du club rock de la Dolce vita née le 13 avril 1985 avec le mouvement alternatif « Lôzane bouge », son ambiance colorée rouge « David Lynch ». Lorsque nous étions désœuvrés le week-end dans notre ville de province de Haute-Savoie, pas de salle, pas de contestation… pas de chocolat, nous étions en éternelle mission dans le néant dans nos sempiternelles tournées nocturnes sans cesse à l’affût d’échos sonores inouïs. Et c’est donc tranquillement que nous partions vers la douane pour rejoindre cet endroit accueillant et merveilleux. Je n’ai pas le souvenir d’un seul concert à la Dolce Vita, mais de plusieurs : Sonic Youth, SPK, Wall of Woodoo (avec l’immense et regretté Marc Moreland) …
La Dolce vita était surtout un de ces centres « spiritueux » de l’univers où on n’hésitait pas à vous offrir sous le manteau une dégustation de Rivella pour vous remonter le chapeau d’un éteignoir de grisaille, somme toute douillet comme un nid, où le « camarero » du bar vous faisait un rabais sur la bouteille de Fendant avant de se fendre entre deux doigts d’un discours « Salle, escaliers, tout est submergé ! Quelle inondation ! Quelle déception » ! Vous l’aviez compris, La bière y coulait à flots dans une atmosphère fellinienne épaissie par les diverses prises de stupéfiants. Mais c’était également un lieu d’exposition, les murs étaient éclairés d’affiches et de projection de vidéos…
Un lieu artistique dont sa fameuse enseigne jaune sur noir dessinée par Keith Haring se retrouve aujourd’hui au Musée historique de Lausanne [3]. Les étiquettes de vin « cuvée spéciale locale » étaient dessinées par des artistes tel que Tardi. Malheureusement, ce lieu alternatif de culture, autogéré, fermera ses portes définitivement en 1999. Depuis d’autres concerts ont lieu aujourd’hui aux Docks, lieu plus adapté, qui sont régulièrement chroniqués par notre magazine Rictus comme ceux de « Television, The Editors, Laibach... et bientôt EELS ».
Concernant Genève, la route a été longue semée d’embûches avant d’obtenir l’Usine ancien lieu de dégrossissage d‘or. Mais Il y a eu de magnifiques concerts dans de nombreux endroits et de parcours parsemés d’épreuves et de difficultés dans des lieux magiques comme le CAB, Salle du Faubourg, Palladium, le Squat d’Argand, Le Bouffon... L’occasion pour moi de citer mes meilleurs moments personnels :
- Killing Joke le 25 novembre 1983 au Squat d’Argand. Nous avions interviewé Jazz Coleman au café Remor dans l’après-midi, il nous parlait de spiritisme et de nihilisme, on découvrait ça avec les yeux écarquillés. Le soir nous étions très tôt au squat dans la cave pour installer le petit magnétophone de pépète qui enregistrera le fameux bootleg toujours disponible sur internet [4]. Il me reste en mémoire la cérémonie de l’entrée aux flambeaux des membres du groupe accompagné de skins se frayant un chemin pour rejoindre la scène. Après le concert, nous avions passé la nuit dans l’immeuble parmi les détritus et les couloirs embarrassés de sacs de sable militaire, fils barbelés, défense improvisée en vue de repousser l’ennemi ! Sans doute, mon plus beau concert de tous les temps… L’immeuble au numéro 2 rue d’Argand, aujourd’hui occupé par le syndicat Unia n’a jamais été démoli par les promoteurs.
- Christian Death le 8 juin 1984 au Bouffon (Maison de quartier de Vieusseux) avec la « Romeo’s distress » de Rozz Williams, le spleen de Dave Roberts et un after « gros bordel », nuit inoubliable avec tout le groupe qui se retrouve en France dans la maison de Poubelle (Alain Vidon). Un vrai massacre ! [5]
- Denier du Culte le 30 juin 1984, The Gun Club le 16 novembre 1984, The Cramps le 22 avril 1986, The Résidents le 21 octobre 1986 T.C Matic (Arno), tous ces évènements se déroulaient au Palladium… Sur le premier concert, sortie remarquée en fin de soirée sur les épaules d’un ami, plongé dans la rue avec ses sautes de tension et la pression qui l’habite … Je me souviens plus si c’est ce jour-là que David Bowie avait été reconnu par un spectateur et poursuivi à travers la salle par la comtesse de Versoix...
- Einsturzende Neubauten le 1er septembre 1984 autour de midi au chantier du Bois-de-la-Bâtie a eu lieu un concert récemment chroniqué dans Rictus (voir->1806), vers la fin du gig nous nous étions lancé dans la démolition de tout ce qui pouvait être détruit, en jetant tout sorte de matériaux pour y mettre le feu, sur une scène qui n’avait jamais existé, juste pour aider le groupe à faire de la vraie musique industrielle… F.M Einheit était encore dans le groupe ! c’est également à ce moment que les livres « Théâtre de la cruauté », « Héliogabale ou l’anarchiste couronné » d’Antonin Artaud vont prendre tout leur sens pour nous…
- Alan Vega est déguisé sur le plateau en Matador le 23 février 1986 à la Salle du Faubourg, déboussolés, vidés, nous aurons un accident de voiture pour raison d’endormissement à la douane de Perly, nous étions rentrés à pied... même pas de prison ! à force de résonances sauvages et de déconvenues persistantes, on arrive à tout où à rien, c’est au choix !
- The Young Gods / Swans (New York) le 12 septembre 1987 à la salle du Faubourg. Les deux groupes se disputaient pour passer en premier, Frank Treichler a tenu jusqu’au bout « car après Swans plus personne ne peut jouer… ». Il avait raison, les spectateurs étaient collés au plafond, la police a stoppé le concert parce que le son était trop fort. « Les cygnes (swans) sont des créatures majestueuses et magnifiques avec un tempérament de merde… » dixit son chanteur. Swans, une musique sympathique et assourdissante sur des paroles inspirées de Jean Genet et Marquis de Sade. Le journal de Genève titrait le lendemain « Un exorcisme avec les Young Gods »… Pas vraiment faux !
Aujourd’hui, l’amateurisme, l’impossible n’est pas français a fait place à des structures bien organisées, avec une part d’autofinancement correcte qui permet d’envisager des projets culturels à longue durée, avec des salariés compétents qui œuvrent et se battent à la bonne marche de leurs associations. Les salles ont des jauges de bonne taille en adéquation pour accueillir des groupes de niveau international. Le spectateur est dans un cocon confortable avec des bars où on trouve de tout. Je me demande si nous pourrions revoir aujourd’hui un concert tel que les Killing Joke dans la cave d’Argand, pas certain avec toutes ces normes de sécurités, règles fiscales, comptables…
Lorsque je me retourne sur ces nombreuses années, il n’y a qu’un concert auquel j’aurais voulu assister en dehors de la Suisse, c’est celui des Cramps dans un hôpital psychiatrique au Napa State Mental Hospital, avec pour public les pensionnaires [6]. Seul dans ma voiture, de retour de Fribourg vers Faverges, je chante « Cinq heures du mat’ j’ai des frissons - Je claque des dents et je monte le son - Seule sur le lit dans mes draps bleus froissés - C’est l’insomnie, sommeil cassé… ». Quelle époque de folie les années 80, tout cela était tellement dément, insensé ! « Je veux redevenir Caligari… au plus vite ! ». Cette nuit, dès que j’arriverais à la maison, je reverrais Les ailes du désir, j’ai un gros chagrin d’amour, Tom Verlaine (Television) vient de mourir à l’instant … Et je pleure !
[1] André Waldis (PTR), Alain Jeanmairet (Sounds Genève), Franz Treichler (qui fait partie des mur-mures du Fri-Son), Jean-Marc Richard (Kiosque à musique), Fernand Melgar (Vol spécial), Laurence Desarzens (Présidente Swiss Music), Marc Ridet, Blaise Duc, Mandrax… et d’autres oubliés ici…
[2] 1983-2013 : 30 ans de Fri-Son
[3] Dolce vita - a music club, Lausanne, Switzerland (Edition Âge d’homme)
[4] Killing Joke Geneve 25 11 1983, Bootleg
https://soundcloud.com/atelier-sonore-nautilus/killing-joke-geneve-20-09-1983
[5] Un “vrai massacre” journal de PTR
[6] The Cramps « Concert Napa State Mental Hospital”
https://youtu.be/Fat2rswNJ1k
Les commentaires de cet article
# Le 4 avril à 20:33, par philoupunk@gmail.com En réponse à : Des Fri-sons et des domaines des Dieux !
Petite rectification, les Young Gods n’ont jamais joués le même soir que Discolokosst, pour la bonne raison que Discolokosst n’existait plus quand les Young Gods se sont formés.