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Entrevue

Jeanne Mordoj, la grâce organique

mercredi 28 novembre 2012 par Bénédicte Radal rédaction CC by-nc-sa

« Je peux passer de quelque chose de très gracieux à quelque chose de très animal. C’est en cela que je parle de liberté »

Dans le cadre du festival Mode d’emploi, volet « Qui dit-je ? » du 23 au 25 novembre, Jeanne Mordoj a été invitée en résidence pour créer une performance sur son thème de prédilection, le féminin.
La Poème.

Jeanne Mordoj a appris son métier, le cirque, dès l’adolescence, en suivant des troupes sur les routes d’Europe et du monde, avant de se lancer dans la création en solo vers la trentaine.

Danseuse, ventriloque, contorsionniste, jongleuse, elle sait jouer de l’équilibre, tout autant par son corps sur scène que par sa sensibilité, et nous entraîne avec subtilité d’une émotion à une autre, d’une réaction à une autre, toujours sur le fil entre intimité, engagement et mise à distance.

Seule sur scène, détournant les objets telle une plasticienne malicieuse, Jeanne Mordoj nous embarque dans un univers bien singulier, fait de crânes de blaireaux bavards, de coquillages cliquetants ou de poupées rembourrées.

Dans « Éloge du poil », spectacle de la reconnaissance (joué 300 fois depuis 2007), elle incarne une femme à barbe sensuelle et provocatrice qui vient nous toucher là où ça dérange, là où ça gratte, comme elle aime à dire. Elle s’impose avec ce corps de femme libre, et une présence organique, en contrepoint des injonctions de notre société sur le corps féminin qui se doit d’être lisse, paré, apprêté, masqué.

Ramenés à la terre, à la matière, à la sensation, confrontés à la mort pour mieux sentir la vie et en rire, invités à nous laisser troubler, traverser, vibrant sur différentes cordes, nous sommes tantôt agacés, repoussés, tantôt attirés, fascinés, puis émus lorsque de ses personnages émanent candeur, solitude, fragilité.

Car, loin de la "performance", un mot qui ne lui plaît pas et auquel elle substituerait volontiers avec humour celui de "merformance", la forte présence scénique et la maîtrise technique de Jeanne Mordoj sont au service du sens, du fond. Ses créations viennent toujours de l’intérieur.

C’est ce que j’ai aimé, c’est pour cela que j’ai souhaité la rencontrer.
Interview passionnée.

D’où est venu votre orientation de travail sur le thème du féminin ?

En fait, je n’ai pas vraiment choisi. J’ai commencé très jeune à faire du cirque, surtout de la contorsion et du jonglage. Il y a une douzaine d’années, suite à une blessure, je me suis demandé ce que j’avais envie de dire. Et c’est là que s’est faite la bascule vers mon travail en solo. J’ai eu envie de parler des femmes. J’ai beaucoup voyagé avec les cirques dont je faisais partie et j’ai voulu parler des visions de femmes rencontrées dans ces pays. J’ai des images fortes, par exemple, de porter sur la tête en Asie.

Au début, autour de la trentaine, j’étais dans l’exploration, j’approchais les choses de façon très délicate, dans une féminité "jeune". Puis il y a eu Éloge du Poil en 2007. J’avais besoin d’aborder la féminité moins à la surface.
En fait, une création part toujours de mes questionnements personnels. Petit à petit, au fil des spectacles, je creuse mes interrogations autour du féminin.

Pourquoi la femme à barbe ?

La femme à barbe, c’est un personnage qui me plaisait par rapport au monde forain, au cirque mais aussi par rapport à l’ambiguïté que ça peut créer.

Avant de monter le spectacle, j’ai expérimenté le personnage dans la rue à Paris, je suis sortie habillée en robe, bien coiffée... et avec la barbe. Les hommes ont eu deux réactions. Des réactions agressives : « tu n’as pas à avoir une barbe, tu es une femme ! » ou sexuelles. Les femmes étaient plutôt terrorisées. C’était fort ! Et très intéressant. Je n’imaginais pas que ça créerait autant de frottements, de questions, de sensations, autant de réactions d’attraction-répulsion de la part du public. C’est incroyable !
J’ai pris la mesure du sens que pouvait avoir une barbe chez une femme, ce n’est pas seulement un accessoire, comme un faux-nez. C’est quelque chose qui n’est pas à la bonne place, ça place du côté des monstres, alors ça crée de la peur et la peur crée de l’agressivité. Ce sont des réactions épidermiques, archaïques.

Et vous, comment vous êtes-vous sentie en femme à barbe ?

J’ai ressenti une grand liberté et la possibilité d’aller vraiment dans le féminin, comme si ça rendait tout possible. Le poil c’est tout ce qui dépasse, qui n’est pas bien, qui déborde.
La liberté c’est ce qui sous-tend tout mon travail mais la barbe a été un déclencheur. Ça permet d’ouvrir son champ, d’aller dans quelque chose qui ne se fait pas, ça crée des ouvertures
Je pouvais tout m’autoriser, c’était une vraie jubilation à l’intérieur.

Dans Adieu Poupée (2010), vous vous éloignez beaucoup de ce personnage...

Après Éloge du Poil, qui est un spectacle assez masculin, rentre-dedans, j’ai eu besoin d ’aller dans un féminin plus fragile. Éloge du poil identifiait de façon très forte mon travail et je me suis demandé comment refragiliser. J’avais besoin de couper, d’aller complètement ailleurs.
J’ai commandé un texte à un auteur, François Cervantès, puis j’ai brodé 200 poupées et c’est devenu mon décor et mon sujet.

Adieu Poupée parle de l’enfant que j’ai pu être. J’étais beaucoup dans l’imaginaire, un peu isolée. J’y parle de comment sortir de soi pour aller dans la relation et vers les autres. C’est un spectacle plus intime dans lequel j’explore un champ nouveau, avec la parole et la voix aussi.

Pour moi, c’était une plongée très importante, une pause.

Ça fait partie du métier de requestionner, c’est une globalité, une cohérence interne qui se déploie dans le temps et non pas un résultat. Ce n’est pas facile à défendre dans le milieu du spectacle.

Je n’en ai d’ailleurs pas fini avec ce que j’ai abordé dans Adieu poupée. J’avais encore envie de creuser ça et la proposition de la Villa Gillet me donne cette occasion.

Quel aspect du féminin allez-vous creuser dans la Poème ?

J’ai envie de retourner dans le corps et de continuer l’approche de la voix, notamment de la voix chantée, comme un outil, une façon d’exprimer quelque chose.
Je voulais aussi continuer un travail sur le ventre, la danse du ventre et je travaille avec des faux-seins. Le summum du féminin : seins, ventre, chant ! Le sujet m’est apparu de façon évidente, en lien avec ma réalité. Je suis une femme de 42 ans, de quoi ai-je envie ?

Ce sera une création plus ludique, moins sombre, même si j’ai toujours une approche à la fois délicate et à la fois avec de l’étrange, une sorte de tension. C’est en cela que je parle de liberté.
Je peux passer de quelque chose de très gracieux à quelque chose d’animal. Je m’autorise à aborder des choses moins esthétiques.

Le fond c’est parler de liberté avec le féminin et de tout ce que ça implique à la fois de beau, de léger, de fin et à la fois d’une grande vitalité.

Le féminin, c’est aussi une puissance inouïe qu’on ne mesure pas. Une prof de chant m’a dit un jour que la voix féminine c’est la voix grave, la voix qui accueille, alors que la voix aiguë, qui demande un vrai effort, est une voix projetée, donc plus masculine.

L’idée c’est de retrouver ce féminin d’une grande puissance, de le recontacter, parce qu’on en est coupé parfois, alors que les entrailles, le ventre, c’est l’endroit de la création. C’est ce chaudron l’endroit de la créativité sous toutes ses formes.

Quels sont vos projets ?

Je commence à aborder la question de la transmission. Qu’est-ce que la transmission, dans les traditions, depuis la nuit des temps ? Comment peut-on transmettre sa propre pratique ? C’est très réjouissant et ça empreint mon travail actuel.

Propos recueillis par Bénédicte Radal.

  • La poème, de Jeanne Mordoj :
    le samedi 24 novembre 2012 de 19h00 à 22h00 Aux Subsistances

    25 novembre 16h45

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