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Rip it up and start again

jeudi 8 avril 2021 par Lt. Felipe Caramelos rédaction CC by-nc-sa

Compte-rendu

Je suis installé devant une peinture de Luigi Russolo dans un musée du nord de Londres « The Estorick Collection » lorsque ma femme m’appelle pour me dire que mon groupe préféré, The Fall joue ce soir-là le 5 décembre 2012 au Islington Assembly Hall à Londres. Deux heures plus tard, je suis devant l’entrée de ce qui me semble être une salle des fêtes de province pour l’un de mes meilleurs concerts de punk rock « a wonderful gig ».

Dans les années 80, les idées mercantiles de la société du spectacle avaient déjà intégrés la pensée dominante, c’était une époque terrible où je n’aimais que les chants guerriers dans la joie bruitiste et la vengeance en réaction à Tino Rossi et Luis Mariano qui n’étaient plus mes idoles en France. Lors d’un voyage linguistique à Londres, je n’avais ramené qu’un seul vinyle que j’avais choisi pour sa fourrure et il s’agissait de Grotesque et c’était The Fall.

Ce groupe a représenté immédiatement tout ce que je pensais d’une musique inventive, d’un art brut inventé dans un sous-sol les samedis après-midi. Ce groupe qui annonçait la chute d’un monde et enchaînait des plaintes ivres telles que « Why Are People Grudgeful ? », accompagnées de rythmes rocks primitifs, de kazoo, bandes magnétiques, de synthétiseurs, ça me plaisait énormément !

Je baignais dans le cinéma surréaliste d’Ado Kyrou, et enfin avec ce disque, il n’y avait plus d’autre solution que de faire de la musique comme Mark E. Smith, une soif de nouveauté sonore jamais étanchée, il devenait possible de faire de la musique dans son garage sans savoir en jouer, avoir de vagues idées suffisaient, et l’enregistreur Magnétophone PHILIPS 2204 recorder cassette automatic était notre home studio des années 70/80. La duplication et le mail art étaient en marche ! et plus tard seuls les ordinateurs, le Home Studio et le numérique allaient de nouveau bouger les lignes de cette époque de création où l’on faisait encore du son à la mano

Mark Edward Smith, le taulier chanteur de The Fall, également surnommé MES, est né le 5 mars 1957 à Salford au Nord de Manchester dans un milieu ouvrier et mort le 24 janvier 2018 à Prestwich à côté d’une bouteille de whiskey.

The Fall s’est formé à la fin de 1976, et a fait ses débuts en concert en mai 1977. Pendant plus de 40 ans, le groupe a produit une musique magnifique issue de celle des Stooges, des Doors, de Can, et du Velvet Underground avec en membre constant, le fondateur Mark E Smith à la barre, jusqu’à sa mort prématurée en janvier 2018.

Environ 50 membres ont joué au sein du groupe, avec à plusieurs reprises des invités supplémentaires. À la mort de Mark E. Smith en 2018, le groupe avait produit 32 albums studio, plus de 50 singles et près de 100 albums live, compilations et coffrets.

Comme Ian Curtis, Mark E. Smith passait dans la zone industrielle de Trafford Park pour aller à son travail au port de Manchester, les deux se souviendront de l’ambiance sinistre de leur ville natale. Mark E. Smith chantera —ou pardon gueulera— sur le titre « Industriale Estate » :

 

And the crap in the air will fuck up your face
Yeah, yeah, industrial estate
Boss can bloody take most of your wage
And if you get a bit of depression
Ask the doctor for some Valium

Ses textes sont dits dans un parlé-chanté, les feuilles de papier sont lues et jetées sur le sol, les sujets mélangent des éléments de réalisme social, de surréalisme et d’absurde, sur des sujets aussi variés que : le chômage, la violence, le football, les fantômes, des personnages mancuniens tel que « Fiery Jack »...

Smith était atterré par l’aliénation subie par ses parents, par ses collègues travailleurs anglais et de leurs loisirs et de détente qui valaient à peine mieux que la cantine de leur boulot. « Bingo Master’s Breakout » reflète d’ailleurs cette situation de surréalisme social mettant en scène un croupier de Bingo qui se donne la mort en avalant une poignée de pilules avec du Gin.

Néanmoins, si le groupe a eu une vision politique et critique, il prendra rapidement ses distances avec toute forme de militantisme et évitera les platitudes et déclarations chères au milieu des bobos gauchistes vertueux.

Et c’est justement le moment que choisi The Fall pour jouer « Containers driver » :

Net cap. of 58 thousand pounds
They sweat on their way down
Grey ports with customs bastards
Hang around like clowns the
Uh-containers and their drivers _ 
Bad indigestion
Bad bowel retention
Speed for their wages
Suntan, torn short sleeves _ 
Look at a car park for two days
Look at a grey port for two days
Train line, stone and grey

Dans ses premières interviews, Mark E. Smith décrit sa musique pour Heads [1] en quête d’expériences inédites « psychédéliques » avec l’aide d’acide, musique éthérée mais réalisée avec de l’énergie.

Le speed donne aux membres du groupe une arrogance glaciale, le regard est transperçant et fiévreux, « Hot Cake, My dialog is declining »…. Pendant le morceau « Spider », les dissonances se mêlent aux flashs sonores et mon voisin danse comme Conradt Veidt dans le film expressionniste Le Cabinet du docteur Caligari.
Dans son livre Renegade, Mark E. Smith cite Colin Wilson, William Seward Burroughs, Wyndham Lewis, Damo Suzuki et Philip K. Dick comme influences ainsi que H. P. Lovecraft mais on découvre également un personnage fébrile et paranoïaque qui écrit un hymne aux produits chimiques et qui parle beaucoup de la cinquantaine de musiciens qu’il a rencontrés dans son groupe. Il faut dire que les antidépresseurs étaient distribués très généreusement à la population pour fuir l’effroyable banalité de l’existence quotidienne.


Pendant que je bois une Newcastle et achète les deux derniers EP’s du groupe, Elena Poulou chante « I’ve been duped » (moi non, je suis très content de ma soirée !) :

Mr. Pharmacist
Can you help me out today
In your usual lovely way
Oh Mr. Pharmacist I insist
That you give me some of that vitamin see
Mr. Pharmacist
Dear Pharmacist won’t you please
Give me some energy
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Ce soir du 5 décembre 2012, Mark E. Smith semble déjà au bout du rouleau compresseur que peut être une vie partagée avec l’alcool, les champignons et la consommation d’amphétamines. Lorsqu’il est fatigué, il s’assoit sur une chaise. Debout, Il ressemble beaucoup à William S. Burrough, devant une grande toile orange plombant un peu l’ambiance.

À ses côtés sur scène, on retrouve aux claviers Eleni Poulou, sa compagne rencontrée à Berlin en 2001, très jolie et qui apporte un contrepoint intéressant d’un point de vue sonorité de « mécanique enjouée » par rapport à la batterie / basse au beat plutôt morne et éreinté. Le Smith des années 80 chantait à toute vitesse, jamais de pause, crachant ses mots, ici les textes sont lus de manière machinale.
Il reste néanmoins une impression étrange, d’être le sujet d’un hypnotiseur nous permettant d’accéder à un monde invisible.

Every time there’s orange on TV, the graphs are saying good news to me.
Every time there’s orange on TV, the graphs are saying good news to me.

Le concert se termine par « Theme from Sparta F.C. », pendant toute sa carrière, Mark E. Smith aura passé en revue de manière satirique toute la société anglaise sans concession, un regard impitoyable sur une vie grotesque à laquelle il ne pourra échapper jusqu’à sa chute finale, la mort de l’Ange d’un cancer du poumon mais pas uniquement de ça, d’ailleurs !
Dans une dernière interview à Sounds, sur l’intransigeance de la musique The Fall, il dira : « Je ne comprends pas moi-même ce que ça veut vraiment dire. Je crois que c’est, genre, un truc mystique… ».

Come on I will show you how I will change
When you give me something to slaughter
Shepherd boy (Hey !) Everybody sing (Hey !) Better act quick (Hey !) Be my toy
Come on have a bet
We live on blood
We are Sparta F.C. _

ANNEXES  :

setlist du concert du 5/12/2012 :

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Irish / Hot Cake / Strychnine / Gray / Hitman / Cowboy George / Bury / Cosmos 7 / I’ve Been Duped / Spider / Container Drivers / Weather Report 2 / Blindness // Theme from Sparta F.C. Staff : Mark E. Smith (vocals), Elenor Poulou (keyboards), Pete Greenway (guitar), Dave « The Eagle » Spurr (bass), Keiron Mellin

http://thefall.org/index.html

Le Livre de Mark E. Smith « Renegade » 2008

The Fall - The Wonderful and Frightening World of Mark E Smith

The Fall - Unreleased Documentary

Tribute to Mark E. Smith

Notes

[1Un fanzine anglais.

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