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Redonnons à Tex Avery sa juste place

mercredi 20 juillet 2016 par Melen Bouëtard-Peltier rédaction CC by-nc-sa

Rétrospective

Je ne connais pas d’œuvre de cinéaste qui, comme celle de Tex Avery, souffre à ce point d’être aussi familière, populaire, célèbre, et pourtant si méconnue. Tout le monde a déjà entendu le nom de Tex Avery, et tout le monde se souvient des cartoons qu’il a pu voir étant enfant, ces court-métrages de quelques minutes qui mettaient en scène des personnages tels que Bugs Bunny, Daffy Duck ou encore le mollasson Droopy. Pourtant, derrière l’image de petits dessins-animés pour enfants qui colle à la peau des cartoons de Tex Avery, c’est le caractère insolant et provocateur, profondément avant-gardiste et novateur, de son œuvre qui passe aux oubliettes.

Une réputation infantilisée

L’anecdote peut paraître insignifiante ; pourtant, elle illustre à elle seule l’image erronée que se font la plupart des gens du cinéma de Tex Avery. L’autre jour, alors que mon frère ramassait un de mes CV que j’avais négligemment laissé traîner sur la table, sa première réaction fut de relever le nom de « Tex Avery », que j’avais inscrit dans la liste de mes centres d’intérêt, aux côtés de ceux d’Hitchcock ou de Truffaut. "Tex Avery ? Sur un CV, ça fait un peu gamin, pas très sérieux…" me fit-il remarquer.
Je rétorquai quelques arguments, visant à montrer que Tex Avery, pour les connaisseurs, c’était au contraire très sérieux…

En y repensant, cette remarque signifiait beaucoup de choses. À quoi pensent les gens (« les gens », c’est-à-dire les non-cinéphiles, ceux qui n’ont pas érigé un temple monumental en faveur des dieux du septième art) lorsque l’on prononce le nom de Tex Avery ? Sans doute à des dessins-animés (et non des films pleinement artistiques, le terme est important), destinés avant tout aux enfants, très drôles certes, assez farfelus ça oui, mais pas très sérieux tout de même, divertissants tout au plus.

Tex Avery souffre aujourd’hui du mal qu’avait déjà connu avant lui Charlie Chaplin : parce que basés sur des gags visuels, parce qu’ils privilégient l’angle de la comédie, parce qu’ils ne choisissent pas la forme « noble » du long-métrage mais optent pour des formats plus courts, des histoires resserrées voire, dans le cas de Tex Avery, des images animées et non « réelles », leurs cinémas ne peuvent intéresser que les enfants, et ne sont jamais pris au sérieux par des adultes… qui commettent pourtant une erreur, en passant ainsi à côté de Tex Avery, dont l’humour est plus féroce que « rigolo », le style plus inventif et précurseur que simplement farfelu et bizarre.

Pour illustrer mon propos, passage en revue de quelques traits caractéristiques du cinéma de Tex Avery, pour mieux comprendre le génie de son œuvre et sa place essentielle dans l’histoire du septième art.

Tex Avery vs. Walt Disney ?

Né au début du XXe siècle, Tex Avery a réalisé la majeure partie de ses court-métrages entre les années 1930 et 1950. Sa période d’activité coïncide donc avec celle de Walt Disney, autre grand nom de l’animation et référence absolue à cette époque. Pourtant, c’est un gouffre qui sépare les deux maîtres, comme si Tex Avery avait justement conçu son œuvre en opposition totale avec celle du père de Mickey.


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Car là où Walt Disney est conventionnel – revoyez les premiers Disney, de Blanche-Neige et les Sept Nains à Pinocchio, pour apprécier la « bonne morale » qui y est prêchée – Tex Avery provoque avec ses cartoons irrévérencieux.
Destinés aux enfants, les films de Tex Avery, vraiment ? Ces derniers y sont en réalité montrés sous leur plus mauvais jour ! À l’inverse de Disney, qui fait de l’enfant un « petit être parfait », un modèle d’innocence, qui certes s’égare parfois hors des sentiers battus comme Pinocchio, mais toujours revient dans le droit chemin, Tex Avery les représente quant à lui comme insolents, moqueurs et irrespectueux ; en somme, des petits cons.

Si on étudie un peu plus en détails le rapport entretenu par les deux cinéastes avec l’enfance, on réalise à quel point tout les sépare. Walt Disney, dans l’histoire du cinéma, est celui qui, le premier, a identifié les enfants comme un public à part entière, comme une cible potentielle. Pour ses films, qui leur étaient destinés… mais aussi pour les produits dérivés, dont il est l’un des inventeurs, et ses parcs d’attraction. Des consommateurs en herbe, les enfants ? Chez Walt Disney, oui, en quelque sorte… Et on est bien loin de Tex Avery et de ses parodies de publicités, qui tournent en dérision la société de consommation des années 1950.

Parodie, détournement, absurde humour décalé

La parodie, justement, est l’un des domaines de prédilection de Tex Avery, sa marque de fabrique, un filon qu’il a su exploiter jusqu’au bout – combien de fois a-t-il repris l’histoire de George et Lennie, les personnages de Des Souris et des hommes ?


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Parmi les histoires qu’il détourne, les contes y figurent bien évidemment en pole position. Là où Disney les reprenait au premier degré, Tex Avery les parodie, les réadapte, les modernise. L’exemple le plus saisissant est sans aucun doute son fameux « Red Hot Riding Hood ». Les premiers plans plantent la situation initiale que tout le monde connaît, avec le Petit chaperon rouge se rendant chez sa grand-mère. Mais le loup interrompt rapidement le cours de l’histoire, et s’en prend directement aux scénaristes, leur reprochant une histoire trop conventionnelle, déjà vue, avant d’être rejoint par les deux autres protagonistes. Le conte redémarre alors, mais dans une nouvelle version : le Petit chaperon rouge est devenue une pin-up qui rend le loup complètement fou… Quand à Mère-grand, elle n’habite plus une petite maison au milieu de la forêt, mais en haut d’un luxueux building. Plus drôle encore, les scénaristes de Tex Avery ont fait de ce personnage sage et bienveillant une véritable cougar, qui essaye à tout prix de finir dans les bras du loup !


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La frontière entre cet humour décalé et l’absurde est ténue, et nombreuses sont chez Tex Avery les situations totalement incongrues, dépourvues de sens ou de logique. Un exemple parmi tant d’autres : dans « What’s buzzin’ buzzard ? », deux vautours sont tellement affamés qu’ils finissent par vouloir se dévorer l’un l’autre. L’un des deux a une idée de piège : il peint une pierre pour lui donner l’apparence d’une côtelette, afin d’attirer le second. Alors que celui-ci s’apprête à la dévorer, on s’attend à ce qu’il se fracasse les dents… Sauf qu’entre temps, la pierre est devenue un vrai morceau de viande ! Bien évidemment, quand le premier décide de renouveler la chose pour son propre compte, la métamorphose n’opère plus, et son piège se retourne contre lui… Ce gag, plus que les autres peut-être, est représentatif du style si particulier de Tex Avery, dépourvu de rationalité, de logique, annonçant ainsi le théâtre de l’absurde et Beckett.

Briser les codes et le 4me mur

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À l’inverse des dessins-animés conventionnels, qui s’attachent à reprendre les codes établis, les cartoons de Tex Avery s’attellent à les briser, à les tordre et à les réduire en morceaux. Alors que dans le Hollywood des années 1940 les happy end sont de vigueur, les scénaristes de Tex Avery n’hésitent pas à privilégier les fins tristes, en faisant mourir certains personnages. C’est le cas dans « The Early Bird Dood it ! », dont le dénouement reprend la fatalité de la chaîne alimentaire : le vers est mangé par l’oiseau, lui-même mangé par le chat. Et le chat de prendre une pancarte : « Sad ending ain’t it ? » comme pour mieux souligner la transgression qui vient d’être opérée.


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Cette volonté d’aller à contre-courant atteint son apogée lorsque Tex Avery entreprend de briser le quatrième mur, celui qui traditionnellement maintient le spectateur en dehors du film et conserve l’illusion de la fiction. Aussi il n’est pas rare que les personnages s’adressent directement aux spectateurs. Dans « Dumb-Hounded », le réalisateur fait même sortir le loup de l’image, pris par la vitesse de sa course. Il est alors éjecté hors de la pellicule, dont on peut apercevoir alors les bandes perforées sur le côté. Effet de surprise chez le spectateur, à qui l’on rappelle sa position de spectateur et le caractère fictionnel de l’histoire qu’il est en train de suivre : l’illusion vole en éclats.

Des messages véhiculés au cinéma engagé

Les cartoons de Tex Avery, loin d’être de petits dessins-animés inoffensifs, sont en réalité des satires corrosives, qui déplorent l’évolution de la société occidentale au XXme siècle. L’histoire des deux vautours de « What’s buzzin’ buzzard ? », affamés et désespérés au point de vouloir s’entretuer, est une parabole grinçante des effets des crises économiques et de la précarité, qui nous poussent, dans un objectif de survie, à nous liguer les uns contre les autres. Avec le personnage de Droopy, c’est la fuite en avant de notre société, sa recherche perpétuelle de vitesse et de performance qui est pointée du doigt.


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Vous n’êtes pas convaincu du caractère « intelligent » et sérieux des cartoons de Tex Avery ? Regardez-donc « Blitz Wolf », œuvre la plus engagée du cinéaste, où il reprend l’histoire des trois petits cochons à la lumière de l’actualité du début des années 1940 : la montée en puissance l’Allemagne nazie.
Les deux premiers petits cochons y représentent les citoyens Américains qui regardent la progression d’Hitler (ici, le loup) sans se soucier, persuadés qu’il respectera le pacte de non-agression… À l’inverse, le dernier petit cochon a lui anticipé les ambitions belliqueuses du Loup/Hitler, et a préparé sa maison/ses munitions en conséquence. « Blitz Wolf », ou comment Tex Avery dénonce l’isolationnisme américain. Ou comment le cinéma d’animation rejoint l’actualité brûlante, comme le souligne à merveille le carton inaugural : non, ce loup n’est plus imaginaire, il s’appelle Hitler, et sévit actuellement en Europe.

Si, comme beaucoup de monde, vous n’avez qu’un souvenir vague des cartoons de Tex Avery, allez donc (re)découvrir son œuvre, modèle d’inventivité formelle et scénaristique, sommet d’ironie et d’humour grinçant.

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