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Au fil du temps, au fil de l’eau

mardi 24 janvier 2017 par Jordan Decorbez rédaction CC by-nc-sa

Chronique

Au fil de l’eau est une bande-dessinée – ou plutôt un roman graphique – éditée chez Rue de Sèvres, écrite et dessinée par Juan Díaz Canales, notamment connu pour son travail de scénariste dans la série de bandes-dessinées Blacksad, et pour avoir été le scénariste du dernier Corto Maltese. Au fil de l’eau raconte l’histoire de Niceto, un retraité espagnol, ancien révolutionnaire communiste, qui vit dans le Madrid contemporain. Il est entouré par sa famille, et des amis à lui, eux aussi retraités.

Ce roman graphique est à mi-chemin entre le thriller et un traité philosophique sur le temps qui passe. L’œuvre débute sur deux rats, qui discutent sur une barque, barque qui dérive dans l’eau avec, à son bord, le cadavre d’un vieillard. Rapidement, le récit pose sa focale sur Niceto, un octogénaire qui vend, avec quelques amis, des produits soit volés, soit contrefaits. Il est rapidement arrêté par la police qui le connait bien, habituée à arrêter le vieil homme, et ayant dans son service Álvaro, petit-fils de Niceto, ainsi que Román, fils de Niceto et médecin légiste proche de la retraite. Il est aussi entouré d’amis, de la même génération que lui et ayant mené la même lutte pendant la dictature espagnole. L’histoire accélère quand on découvre que chaque membre de ce groupe meurt, assassiné, et qu’ils partagent tous un « secret ».

Le récit lie donc deux époques : la dictature franquiste et la nôtre, et ces deux époques sont représentées par deux générations, celle de Niceto, et celle d’Álvaro – entre lesquelles se glisse une génération, celle de Román, qui n’a pas vécu la lutte, et après lesquelles arrive une génération, symbolisée par Diana, la femme d’Álvaro, enceinte. Le tout est raconté en moins de 100 pages, toutes en noir et blanc, et divisé en 5 actes. Nous suivons ainsi la progression des personnages dans un monde en crise, financière certes, mais aussi d’identité. Días Canales va chercher, à travers ce récit, à témoigner de questions essentielles, et cycliques, pour l’Homme.


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Un récit principalement symbolique
© Juan Diaz Canales

Il est très difficile de juger cette œuvre pour deux raisons principales. D’une part, son style graphique atypique : tout est en noir est blanc, dans un style franco-belge, et le dessin, les cadres, ne varient jamais, ou très peu. Quel est le problème alors ? C’est qu’il est difficile de distinguer les scènes de la vie réelle, et les scènes de prosopopées, c’est-à-dire des scènes qui consistent en des discussions entre personnages inanimés, non-doués de paroles, ou morts. On ne sait jamais réellement de quel côté de la réalité nous sommes, et cela peut faire sortir le lecteur du récit.

Autre problème, qui découle du premier : le but n’est pas tant de raconter une histoire, que de faire passer un message. Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est qu’il y a énormément de personnages… Et généralement fort peu de développement psychologique à leur sujet. Même choses pour certaines scènes : il y en a qui font clairement progresser le récit (découverte des corps, enquête…) et d’autres qui ne sont que des set-up/pay off d’éléments symboliques (quelques pages consacrées à un aspirateur robot prendront toute leur signification à la fin de l’intrigue, ainsi qu’à l’eau et au robinet, à la signification métaphorique assez claire).


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On voyage ainsi perpétuellement entre réalité et fiction, entre passé et présent, entre narration et symbolisme : est-ce un problème ? Oui et non. Oui parce que le récit semble saccadé, irrégulier, et peu clair… Mais comment le reprocher, puisque le but est au final de raconter un propos qui va au-delà du récit, et que l’objectif de l’œuvre est plus de l’analyser que de la suivre ? La seule réelle ombre au tableau est le « secret » autour duquel gravite l’album, centre de l’intrigue et de la symbolique, créateur d’une sorte de cycle macabre. Il est assez décevant, trop clairement explicité ou pas assez pour fonctionner.

Ainsi, il est difficile de juger Au fil de l’eau comme un récit : il est surtout une affaire de symboles, savamment mélangées, et dessinés de façon très viscérale. Si vous avez pour habitude de décortiquer les œuvres, de chercher son véritable propos : ce livre est pour vous. En tout cas, soyez prêts à vous confronter à une œuvre plutôt sombre, obscure, et dont il est difficile de déterminer si son message final est optimiste ou pessimiste.


Au fil de l’eau (Díaz Canalès)
Scénario : Díaz Canalès, Juan
Dessin : Díaz Canalès, Juan
Couleurs : <N&B>
Lettrage : Ruault, Jean-Luc
Traduction : Hofnung, Sophie
Dépot légal : 09/2016 (Parution le 14/09/2016)
Editeur : Rue de Sèvres
ISBN : 978-2-369-81309-5
Pages : 90

Article initialement paru sur le blog l’Envolée culturelle

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