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Ethan Johns est à Cluses, Haute-Savoie, pour l’unique date en France de sa modeste tournée qui passe cet été par Glastonbury, Londres et Gateshead au Royaume-Uni. Dehors, il pleut des cordes.
Ici, dans la moiteur de la salle vide de cinéma du centre culturel des Allobroges, nous sommes à l’abri sur le plateau éphémère de radio Lucien [1]. Nous sommes à l’abri aussi des hululements des amateurs du mundial, massés au rez-de chaussée sous nos pieds pour suivre un match sur l’écran plat de leurs espoirs.
Tu n’as pas idée comme le métier est en train de changer, dude
Ethan Johns s’assoie derrière le micro avec sa guitare acoustique. Il est un peu embêté et mouillé de la tête parce qu’il a oublié son chapeau à l’hôtel. Il a l’air de sortir de la douche et surtout d’une capsule temporelle qui lui a permis d’aller faire un tour quelque part en 1973 pour s’acheter un gilet, une chemise fraîche et quelques colifichets. Sa barbe a poussé depuis le concert de septembre dernier, au Divan du Monde à Paris. Un concert très spécial pour lui, commente-t-il. Il y défendait tout seul sur scène ses deux albums, le premier If not now then when et le deuxième, pas encore paru à l’époque The reckoning.
Comme le dit si bien le titre de son premier disque, eh oui, il était temps. Ethan Johns n’avait jusqu’à ce jour [2] gravé son nom et ses sons que sur les opus des autres, surtout ceux qui lui avaient fait confiance pour réaliser leurs albums (Ryan Adams, Kings of Leon, Ray La Montagne, Ben Kweller, Laura Marling, Tom Jones et Sir Paul McCartney).
Son père n’est autre que Glyn Johns, l’homme d’Exile on main street des Stones, entre autres, mais ça nous n’en parleront pas pendant les 55 minutes que durera l’interview. Ça ne m’a pas traversé l’esprit. Nous ne parlerons pas non plus des invités prestigieux de son premier album (Bill Wyman, Laura Marling et Ryan Adams), parce que je suis bête et que je n’avais pas épluché les crédits de la pochette ; je vieillis.
Nous ne dirons rien de B.J Cole qui l’accompagne pendant sa tournée. Au moment de l’interview je ne le sais pas encore. Je ne le verrai que deux petites heures plus tard sur scène et je n’ai pas le don de visualiser le futur, OK ?
Ethan a un CV long comme un lob. Voilà qu’aujourd’hui les maisons de disque, ou ce qu’il en reste, lui cherchent des poux dans le gilet, et lui expliquent ce qui est vendable et ce qui ne l’est pas. Ah les petits cons de commerciaux de merde, ils sont au courant combien il a vendu d’albums Ray LaMontagne ? Et les Kings of Leon, c’est du grain de potiron peut-être ?
Ethan Johns raconte comment la maison de disque de Michael Kiwanuka lui a renvoyé à la gueule les 5 titres qu’ils ont enregistré ensemble avec les compagnons de route de Bill Withers. 5 titres de velours, 5 chansons en apesanteur.
C’est ça la touche d’Ethan Johns, réalisateur. Beaucoup d’espace autour de la voix, des paysages des plus sombres au plus lumineux et les instruments qui la protégent comme une meute de fauves bienveillants. Il aime ce qui est vibrant, chaud, puissant et retenu.
“Tu n’as pas idée comme le métier est en train de changer, dude”. Je lui demande si c’est ça qui l’a poussé à se concentrer sur ses propres chansons ? Sans doute, oui. Il écrit depuis longtemps mais il a senti que c’était le moment pour lui de les enregistrer. Et il a pensé à Ryan Adams pour la réalisation.
Arrivé à Los Angeles, jetlagué et encore chiffonné de l’avion, Ethan Johns suit Ryan Adams jusqu’au studio (faut pas que tu dormes avant ce soir, argumente ce dernier). L’idée est d’enregistrer les chansons pour se familiariser avec, en capturer une poignée avant d’aller manger, et le reste après le café. Hop, en cinq heures c’était plié. Et là, Ryan lui dit « ok c’est bon, ces prises, en fait, sont les bonnes ». « —Hein quoi ? » , « —Tu ne les chanteras pas mieux, Ethan, ces versions sont Les bonnes », lui assure Adams.
Dur à accepter au début, mais Ethan Johns ne le regrette pas. Ryan Adams est un garçon particulièrement inspiré et intelligent qui fonctionne à l’instinct et obtient des résultats étonnants nous confie Johns pendant l’entretien. Les amis vont enregistrer tous les titres à deux, l’ensemble raconte l’histoire de deux frères, l’un qui part à la recherche de l’autre, et l’autre qui sème la désolation sur les traces que suit l’un. Certains morceaux sont donc joués par Ethan seul, à peine descendu de l’avion. Sur « Talking, talking blues », Adams chope une guitare électrique et la pose en la triturant à la perpendiculaire de la guitare acoustique en picking nerveux de Johns. Benmont Tench [3] les rejoint pour trois titres et quelques cordes seront additionnées jouées par un quatuor sobre et élégant.
The reckoning est un retour majestueux aux fondamentaux. Une guitare, une voix et démerde-toi pour raconter ton histoire. Un goût de l’essentiel qu’on retrouve de Woody Guthrie à Graham Coxon en passant par Dylan, Tom Petty et Richard Thompson.
Très appalachien d’ambiance, l’album diffuse aussi une brume britannique avec les fantômes de Nick Drake et Davy Graham. Ethan cite Bert Jansch : « lui et moi n’avons pas de voix et on s’en fout ». Oui, il possède et maîtrise la technique de ces gens-là à la guitare, et quand il se penche vers le micro, armé de sa Gibson, pour chanter « Among the sugar pines », je me dis : « ah ouais d’accord, si c’est ça ne pas savoir chanter »... une voix chaude, boisée qui creuse la note au lieu de jongler avec trois milles autres comme c’est souvent l’usage dans le monde débonnaire de la pop. La chanson s’achève et on s’autorise un petit blanc à l’antenne.
Je pense alors à cette scène dans « Inside Llewyn Davis », cette scène où le personnage de Fred Murray Abraham, manager sans cœur, dit à Oscar Isaac (Llewyn davis dans le film) qui vient de chanter une complainte sublime : « I don’t see a lot of money in there » (Je ne vois pas beaucoup d’argent là-dedans). Ce monde est cruel. Bon, une chose est sûre, Ethan Johns ne fait pas de la musique pour l’argent. Et pour se consoler, on peut se dire que ceux qui marchent à contre-courant finissent toujours pas avoir raison. Les artistes cités plus haut l’ont prouvé avant et d’autres le prouveront encore.
La nuit est tombée, le match est terminé et les supporters sont repus. Sur scène, le regard bleu acier de Ethan Johns est planqué derrière des lunettes et le revers de son chapeau —qu’il a enfin retrouvé. Il a échangé sa Gibson acoustique pour une Gretsch White Falcon. À ses côtés, heureux d’être là, le batteur et le bassiste dont je ne connais pas les noms, qu’ils me pardonnent ici, je vieillis, ainsi que le légendaire BJ Cole, dont il fut question ci-avant, lancent leur électricité à l’assaut des cîmes. La pluie fine et têtue ne décourage pas la foule qui se presse à leurs pieds. Ethan Johns et son groupe jouent pour nous leur seule date en France de l’été et leur musique est ardente.
[1] Radio Lucien, c’est « la radio des vauriens », montée en complicité avec Franck Margerin, qui ne fonctionne que 4 jours par an à l’occasion de Musiques en Stock, festival gratuit avec bière, merguez, baklawas et saucisses d’argentine en sus (molo sur la Bavaria).
[2] il a fait ses débuts en 1990 sur « Stolen moments » de John Hiatt comme batteur, guitariste et joueur de mandoline.
[3] oui, le gars des Heartbreakers de Tom Petty- cette fois j’ai bien lu les notes du livret.