> Mag > Cinéma > Je ne hais pas les acteurs sauf Christian Clavier (1re partie)
Regard Camera
J’aime le cinéma depuis toujours. Pour son pouvoir de dépaysement. Parce qu’on peut en reparler entre amis. Sans doute. J’ai ensuite considéré le cinéma pour ce qu’il est : un art. Le réalisateur du film devint un sujet d’étude.
François Truffaut disait que le cinéma est une activité qui consiste à voir de jolies femmes faire de jolies choses (je cite de mémoire en étant parfaitement conscient que ma mémoire ici aussi défaille). Il avait partiellement raison. Fritz Lang, est le plus grand cinéaste de tous les temps, par exemple, mais du film le Tombeau hindou je me rappelle la danse de Debra Paget, c’est tout, et comment l’oublier ? La danse ici, comme les récits de Shéhérazade est le moyen de faire reculer le danger.
Ce qui frappe chez Marilyn Monroe ce n’est pas seulement sa beauté, son sex-appeal, comme on ne dit plus, mais une prise de risque démesurée, une menace imminente suspendue à son regard, son corps en péril, ses répliques dites à la limite du murmure. Dans un de ses premiers films (la Pêche au trésor de David Miller en 1949) elle entre chez le détective Grunion interprété par Groucho Marx en l’appelant à l’aide, car quelqu’un la suit. Groucho commente alors d’un haussement de sourcils : “ je ne vois vraiment pas pourquoi !”
Cette fragilité face à la caméra nombre de comédiennes et de comédiens l’endossent comme une armure. C’est Romane Bohringer, Isabelle Huppert, François Cluzet, Catherine Deneuve... Vincent Lindon qui en perd même ses tics. Tous les comédiens prennent des risques et d’abord celui de l’exposition à la lumière, de pénétrer dans le cadre, d’être vu, c’est à dire aimé ou détesté ou pire, renvoyé au néant de l’indifférence. Qui se souvient d’Aldo Nadi dans le Port de l’Angoisse d’Howard Hawks ? Petit hommage sans suite...
Le deuxième risque est celui de l’identification. Le comédien se laisse habiter par le personnage qu’il est censé jouer. Patrick Dewaere dans Série Noire (Alain Corneau - 1979) ou Un Mauvais Fils (Claude Sautet - 1980) offrait une interprétation hallucinante. Patrick Dewaere fut un enfant- acteur notamment dans Monsieur Fabre (Henri Diamant-Berger- 1951) sous le nom de Patrick Maurin.
Certains comédiens tissent une oeuvre personnelle à travers leurs rôles. Des personnalités de la trempe de Clint Eastwood ou Johnny Depp par exemple et qui sont d’ailleurs passés tous deux derrière la caméra. En France le cas le plus intéressant est celui d’Alain Delon, tiraillé entre ces deux familles et qui a longtemps tenu des rôles doubles à la limite de la « schizophrénie ». Citons pour mémoire :
La Tulipe noire - Christian-Jaque (1963). Histoires extraordinaires - William Wilson (sketch de Louis Malle) (1968). Zorro - Duccio Tessari (1975). M.Klein - Joseph Losey- (1976) où son personnage est menacé de déportation parce qu’il a un homonyme juif. Plein soleil de René Clément (1959) le voit s’emparer de l’identité d’un autre interprété par le regretté Maurice Ronet. L’analyse de la filmographie d’Alain Delon reste à faire... Qu’il parle de lui même à la troisième personne du singulier n’est pas l’aspect le moins “ bizarre” du comédien-réalisateur- producteur-homme d’affaires. Pour l’heure il est de bon ton de s’en moquer comme d’un has been, situation peu enviable qu’il partage avec Belmondo. Je ne dis rien de ses réalisations personnelles. Il a un CAP de charcutier. Heureusement qu’il a été un grand acteur. Il a raté sa carrière de charcutier et aussi celle de réalisateur. Sans préjuger ici de ma propre carrière évidemment : il devrait me rester deux ou trois choses à prouver avant de tirer ma révérence.
Kirk Douglas a construit sa carrière de El perdido (Robert Aldrich - 1961) à Furie (Brian DePalma - 1978) en passant par les Sentiers de la gloire (Stanley Kubrick - 1957) ou Spartacus (Stanley Kubrick -1960), en incarnant l’échec, la folie même de toute entreprise humaine. Seuls sont les indomptés (David Miller - 1962), ou la Vie passionnée de Van Gogh (Vincente Minnelli - 1956) nous montrent Kirk Douglas en cow-boy anachronique ou en peintre halluciné, mais c’est toujours le même individu révolté contre la norme, le docilité, le conformisme. Le travail de Kirk Douglas fait oeuvre incontestable.
Luc Moullet dans son livre intitulé La Politique des Acteurs (que je recommande volontiers) montre à quel point le génial Cary Grant fut un grand créateur par sa manière de se tenir, de courir, de parler ou de se taire.
Comme Kirk Douglas dans le Reptile (Joseph Mankiewicz - 1970) les acteurs, les actrices se mettent à nu. Il ne s’agit pas de célébrer ici, en se poussant du coude et en gloussant, les talents éclatants de Sharon Stone ou ceux, plus secrets, de Gong Li, (qui dira ceux d’Edwige Fenech ?) mais d’évoquer le corps des comédiens comme la forme la plus achevée de la contradiction (apparente) entre la pudeur et la liberté.
Jadis, on enterrait ces excommuniés dans la fosse commune, sans office religieux parce qu’en imitant le réel , la création, ils blasphémaient, parce qu’en singeant les travers de leurs contemporains (la jalousie, la concupiscence) ils péchaient à leur tour, parce qu’ils, elles, provoquaient le désir chez le spectateur ils, elles, les incitaient à la faute, et parce qu’ils portaient la contestation et la subversion dans les villes, dans les paroisses.
L’abbé Proyart, qui fut précepteur du dauphin, le frère aîné de louis XVI, explique en 1800 , arguments à l’appui, que la révolution française n’eût pas éclaté sans “ l’histrionisme, la manie du théâtre ” qui s’empara des élites au milieu du 18° siècle2. Ce que la censure a longtemps condamné à travers les ciseaux du brave curé du Cinéma Paradiso (Giuseppe Tornatore 1988) c’est le langage du corps à l’écran : l’acte sexuel mais aussi le baiser amoureux (il ne devait pas excéder trois secondes aux USA selon le Code Hays).
Le corps douloureux, le doux visage souriant de Catherine Mouchet dans Thérése (Alain Cavalier-1986), la nudité d’Emmanuelle Béart dans la Belle noiseuse (Jacques Rivette-1991), la frénésie amoureuse d’Eiko Matsuda dans l’Empire des sens (Nagisa Oshima -1976) sont des avatars de la sculpture “ érotique ” du Bernin, l’Extase de sainte Thérèse d’Avila.
Michel Bouquet affirme qu’il travaille en regardant comment sont fabriqués les tableaux qu’il aime : ceux de Rubens, Piero della Francesca(3). Le corps des comédiens n’est pas qu’une “ projection ” narcissique, il porte - sans imposer sa loi - au plus aigu de l’être, le message de la liberté. Paradoxe encore si l’on songe que le comédien est dirigé (contraint ?) par le metteur en scène. Mais même assujetti aux ordres du directeur d’acteurs, le comédien donne son être au personnage incarné : Ed Wood n’est plus Ed Wood, il a les traits de Johnny Depp qui doit beaucoup à Tim Burton. Spartacus est Kirk Douglas avec Kubrick . Aguirre est Klaus Kinski grâce à Herzog. mais aussi contre lui. Simon Abkarian est Manouchian. Chabrol le note : ce n’est pas la souplesse de l’acteur qui détermine sa qualité. Le metteur en scène choisit le comédien. C’est au metteur en scène de ne pas se tromper.
Je pense souvent à Michel Serrault qui fut un grand acteur et un cabotin de la pire espèce. Il pouvait s’emparer d’un rôle, l’arracher aux contraintes scénaristiques ou des directives du metteur en scène..Dans Nestor Burma détective de choc le pauvre Léo Malet ne retrouvait pas son petit... Il fallait dompter l’histrion et que le réalisateur montrât des qualités et une autorité hors normes. Ainsi, les films où Michel Serrault apparaît ne présentent pas d’autre intérêt que sa prestation, sauf si l’auteur se nomme Miller (Mortelle Randonnée) ou Sautet (Nelly et M. Arnaud). Je vous parle ici d’un monde disparu.
Les acteurs ne sont pas seulement des personnages familiers, des proches parents, ils nous ressemblent aussi beaucoup. J’avoue avoir toujours considéré Julien Carette comme un membre de ma famille. On se voit régulièrement grâce à la télé. Il me met en contact avec les « grands » acteurs qui jouent, eux, les rôles premiers. Pauline Carton nous met en présence de Talleyrand, Napoléon, Louis XIV et quelquefois même elle nous fait entrer chez Sacha Guitry.
Nous communions à la table de l’Histoire grâce aux acteurs. Ils sont les premiers supports de l’histoire au cinéma, et participent aussi du sentiment national. Les interprètes des rôles secondaires sont les véritables héros de l’histoire de France. Jacques Varennes, Raymond Bussières ou Raymond Cordy sont à la France ce que ce vieux réac de Ward Bond, John McIntire, Sidney Greenstreet, Victor McLaglen, Elisha Cook jr sont aux Etats-Unis. Encore y a-t-il quelques probabiltés qu’ils y soient tous oubliés. Notre chance -ou est-ce un signe supplémentaire de la colonisation culturelle de l’Europe par les USA ?- est d’avoir intégré ces seconds rôles à notre album de « famille » commun.
Vous voyez : je ne hais pas les acteurs. Sauf. Christian Clavier... et Jean Reno