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Kechiche - Vérité et scepticisme

mercredi 4 avril 2018 par Hervé Daniel rédaction CC by-nc-sa

Chronique

On peine à trouver, dans le cinéma français, des auteurs dont le geste artistique est si fort et si moderne que celui de Kechiche. Dans son dernier film, Mektoub, my love, il conduit sa modernité à son paroxysme ; ce film est l’expression la plus radicale de son cinéma, il est une espèce de mode d’emploi pour comprendre son dispositif, son style.

Abdellatif Kechiche semble appartenir à une lignée de cinéastes (Jean Renoir, Maurice Pialat, Jacques Rozier) qui, héritant de la leçon des films primitifs des frères Lumière, ont fait du naturalisme le style de leurs œuvres. Leur obsession est de restituer l’impression de la vérité. Pialat, par exemple, obnubilé par l’idée de trouver cette impression de vérité, récusait le cinéma qui faisait « fabriqué », où l’on sentait l’artifice du tournage. Sur ses plateaux, il avait pour habitude de provoquer le réel en surprenant ses acteurs. Dans son dernier film, qui met en scène son fils Antoine Pialat, la première scène où l’enfant joue avec sa mère sur un lit paraît tellement vraie qu’il est évident que cette scène n’a pu être écrite, répétée, jouée, comme il est coutume de faire dans un cinéma plus académique. Pialat a filmé son fils sans le prévenir, alors qu’il était en train de vivre un réel moment de complicité avec l’actrice ; ainsi il a trouvé peut-être plus qu’une impression de vérité, mais la vérité même.

Ces cinéastes aiment capturer chez les personnes qu’ils filment, leur propre réalité, de sorte que le personnage émane de l’acteur et que les deux entités se diluent l’une dans l’autre jusqu’à ce qu’on ne sache plus distinguer l’une de l’autre. C’est dans Mektoub, my love, par exemple, cette scène où Amin attend patiemment dans une bergerie de voir un agneau naître. Puis la mise bas est filmée par la caméra de Kechiche. Il est évident que toute l’équipe de tournage, l’acteur compris, ont dû attendre ce moment, à l’image du personnage d’Amin. Les expressions qu’on lit sur le visage d’Amin - l’attente, la surprise au moment de la mise au monde, et l’émerveillement accru par la longueur de l’attente – ne sont pas des expressions jouées mais des expressions tout à fait authentiques capturées sur le visage de l’acteur Shaïn Boumedine. En cela ces expressions sont pleines de vérité et d’authenticité, car elles proviennent directement d’une réalité objective. Kechiche est connu pour ça : cette recherche de la vérité à tout prix devient une quête presque obsessionnelle. Le dispositif qu’il met en place depuis ses débuts et qui s’affirme le plus radicalement dans ce dernier film, n’a pour but que cette recherche de la vérité. (Il donne à ses acteurs une liberté d’improvisation presque totale, inclut au film beaucoup de leurs idées, les filme parfois sans les prévenir, laisse tourner certaines prises plus d’une heure pour produire une espèce de transe…)

Du point de vue du spectateur, le cinéma de Kechiche, qu’il est bon d’analyser à travers Mektoub, my love car c’est là qu’il trouve son expression la plus pure et radicale, nous donne simplement l’impression d’observer la réalité sans artifice. Le philosophe américain Stanley Cavell, a trouvé à l’issue d’une réflexion sur le cinéma qu’il mène dans La projection du monde, l’expression qui lui semblait le mieux définir l’essence ontologique du cinéma : une image mouvante du scepticisme. Par image mouvante, il entend transcription pure et objective de la réalité, dans l’espace et dans le mouvement. Chez Kechiche, cette réalité objective n’est pas que d’essence ontologique, mais fait l’objet d’une recherche constante de mise en scène, de dispositif de tournage - elle devient un style. Et par scepticisme, il décrit la condition du spectateur lorsqu’il est dans une salle obscure. Le spectateur est observateur d’une réalité dont il est exclu, à laquelle il ne peut participer. Car si nous avons une impression si forte d’une réalité présente dans Mektoub, my love, il en demeure inéluctable que cette réalité nous est lointaine et inaccessible. L’écran de cinéma est comme une barrière infranchissable entre nous et les personnages, nous sommes condamnés à une simple condition d’observateurs. Condamnation tragique et fatale d’où naît le scepticisme. Voir sans être vu, ne pas exister à ceux qui nous existent, c’est le scepticisme qui donne à l’expérience de cinéma ses notes les plus sublimes. Car, réduit à être de simples observateurs d’un monde dont nous sommes absents, nos sens de l’observation et de la pensée se retrouvent décuplés. Peut-être profitons-nous plus intensément d’une réalité dont nous sommes exclus que d’une réalité où nous devons en plus nous soucier de l’image que renvoie notre existence.

Stanley Cavell, La Projection du monde [1971], Belin, Paris, 1999, p.242.

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