> Mag > Cinéma > Kornel Mundruzcó, magistral
Arrivée dix minutes après le début de la projection, j’ai choisi un film au hasard :White God. Une affiche attirante, mystérieuse — une fille en vélo poursuivie par une meute de chien. Un résumé plus proche du film de fantasy moyen que du chef-d’œuvre après lequel on court. Mais une promesse : « Dans la lignée des Oiseaux de Hitchcock » ; et deux indices de qualité : le film est grand prix du festival de Cannes dans la catégorie « Un certain regard » et est diffusé en VOST.
On entre dans la salle, on trouve à tâtons un siège disponible, on rate quelques mots de hongrois le temps de retirer sa veste.
Deux heures plus tard, on sort et l’on a ce mot à la bouche : magistral. Que s’est-il passé ?
Une fille de treize ans, Lili, s’apprête à passer trois mois chez son père. Le passage de relais entre les deux parents sur le parking annonce une situation familiale compliquée. Dès les premiers mots échangés dans la voiture, on sent que ces trois mois vont être difficiles : le père tente comme il peut de rentrer dans son rôle en exerçant son autorité de façon un peu trop systématique et la fille semble lui préférer la compagnie de son chien, Hagen.
Arrivée dans l’immeuble : une voisine, depuis la cage d’escalier, se plaint de la présence du chien, ou plutôt du bâtard. Il faudrait, selon elle, le déclarer et payer une taxe. Mise en place du premier élément annoncé dans le résumé : dans ce monde qui ressemble tant au nôtre, seuls les chiens de race ont droit de cité. Les autres sont mis au ban de la société, poussés au vandalisme pour survivre et de ce fait, exterminés, car ils troublent l’ordre public. Seule une personne ne semble pas accorder son affection au quadrupède selon la pureté de sa race : Lili. Mais elle doit obéir et ne peut s’opposer à son père quand il abandonne le chien le long d’une voie rapide, dans un labyrinthe de béton et de bitume qui aura causé la mort de plus d’un hérisson.
Dès lors, commencent pour le chien et pour la fille toute une série d’épreuves qui les feront sortir de l’enfance. La violence et les souffrances sont physiques pour le chien, qui va de maltraitance en maltraitance : être abandonné, errer, échapper à la traque des employés de la fourrière, être vendu à un trafiquant par un sans-abri en mal d’argent, devenir un chien de combat ; elles sont davantage psychologiques pour Lili mais tout aussi réelles : chercher son chien partout, apprendre à haïr son père, jouer pendant des heures les mêmes notes de trompette sous la houlette d’un chef d’orchestre sadique, ne pouvoir s’intégrer dans le groupe des adolescents rebelles de l’orchestre, prendre sa première cuite, être prise pour une fillette par le garçon qui lui plaît, vouloir devenir femme.
La mise en parallèle de leurs trajectoires est subtile, habile, mais jusqu’ici, rien de sensationnel. Est dénoncé le pouvoir immense de l’homme sur qui est plus faible que lui, que ce soit un chien (si le chien est le meilleur ami de l’homme, l’homme est loin d’être le meilleur ami du chien) ou une enfant. La violence est montrée, mais on ne sort pas du schéma traditionnel du film canin : un enfant est séparé de son chien qui doit vivre dans la rue, l’enfant est désespéré, le chien apprend à survivre, il est exploité par des hommes peu sensibles au message de Brigitte Bardot. On pense à La belle et le clochard, de Walt Disney, à Wendy et Lucy de Kelly Reichardt ou à Croc-blanc de Randal Kleiser (produit, ah tiens !, par Walt Disney Pictures) pour la version chien-loup asservi par des trappeurs. Le cinéma a produit bien des histoires de chiens abandonnés mais ceux-ci son toujours des victimes présentées sous un jour positif. On a pitié, on se révolte au fond de notre siège, mais rien ne peut changer leur destin. Ce sont toujours les bons sentiments qui dominent, tant ceux éprouvés par le spectateur que par le chien à l’écran.
White God n’échappe pas non plus à cet anthropomorphisme flagrant, mais il le détourne, représentant chez le chien nos meilleurs sentiments mais aussi les pires. Le chien se révolte contre sa condition de victime, il prend son destin en main et pousse la logique de la violence jusqu’à son paroxysme.
Kornel Mundruzcó fait de son long-métrage une véritable fable menée de main de maître. Exploitant les codes du cinéma réaliste et à suspens, le tout donne un film fantastique sans complaisance. On peut être surpris ou déçu par la fin, qui ressemble bien à un hommage du pouvoir de la musique (ce qui n’est pas pour nous déplaire, mais la musique a-t-elle vraiment autant d’influence chez les animaux que chez les hommes ?), on est en tout cas secoués, interrogés dans notre rapport à l’autre, notre capacité à nous positionner face à une société injuste et cruelle envers les plus faibles. Rien n’est plus actuel.
Article initialement publié sur Carnets d’Art.