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L’artiste est un créateur de beauté

mardi 22 septembre 2015 par Melen Bouëtard-Peltier rédaction CC by-nc-sa

Compte-rendu

Présenté en mai dernier au festival de Cannes d’où il est reparti bredouille, Youth profite de la rentrée cinématographique pour débarquer sur les écrans français. Une nouvelle fois, Paolo Sorrentino suscite la discorde au sein de la critique. Cinéaste du « beau » et observateur attendri de l’espèce humaine pour les uns, misanthrope, hautain et auteur en toc pour les autres ; tout le monde sera toutefois forcé de reconnaître que l’imaginaire du réalisateur italien ne peut laisser indifférent. Parce qu’il faut choisir son camp, j’ai choisi le mien : en quelques mots, voilà pourquoi Youth est une réussite.

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Le film-testament d’un vieux cinéaste de quarante-cinq ans

Au premier abord, le pitch de Youth paraît bien sinistre. Deux octogénaires et vieux amis, Fred Ballinger (Michael Caine) et Mick Boyle (Harvey Keitel), se retrouvent dans un luxueux hôtel suisse où ils ont décidé de passer un peu de bon temps.

Si le second, un réalisateur renommé, est en train de s’atteler à l’écriture du scénario de son prochain film, le premier, le « Maestro » comme on le surnomme, a quant à lui décidé d’arrêter complètement son activité de chef d’orchestre. Leur quotidien n’a rien de bien palpitant : les deux compères occupent leurs journées entre séances de massage, dîners au restaurant (toujours à la même table, les vieux ont leurs petites habitudes), spectacles médiocres proposés par l’hôtel et promenades dans les environs durant lesquelles ils évoquent leurs difficultés pour uriner. Joyeux programme donc, et comme dirait l’autre, « ça sent le sapin ».

Youth serait-il l’autoportrait d’un vieux monsieur arrivé en bout de piste, qui jetterait comme un dernier coup d’œil dans le rétroviseur ? Un film en forme de bilan d’une vie qui a atteint son crépuscule ? Si le septième film de Paolo Sorrentino a tous les traits du film-testament, comme ont pu l’être Gran Torino pour Clint Eastwood ou Amarcord pour Federico Fellini, le réalisateur transalpin n’a que quarante-cinq ans ; impossible donc de voir en Fred Ballinger un double mimétique de Paolo Sorrentino.

Youth n’en est pourtant pas moins le reflet de son auteur, de ses obsessions et de ses craintes. La peur de la mort, de l’invalidité physique et du déclin artistique (le syndrome du « film de trop » dont semble souffrir Boyle) qui accompagnent la vieillesse. Le constat doucement amer du temps qui passe et des souvenirs qui peu à peu s’entremêlent, se confondent et s’effacent. Comme si le cinéaste redoutait déjà, presque par anticipation, ces troubles qui peu à peu envahissent la vie des personnes âgées.

La création en perte de vitesse

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Un autre démon, une autre angoisse, semble planer sur le film : celui de la panne créatrice, ou plutôt de l’égarement artistique. Dans La Grande Bellezza déjà, son précédent film, Sorrentino narrait l’histoire de Jep Gambardella (incarné par Toni Servillo), auteur dans sa jeunesse d’un unique roman, L’apparato umano, et qui repousse depuis plus de quarante ans l’écriture de son prochain livre, par paresse, manque d’inspiration et préférence pour les soirées mondaines.

Dans Youth, l’activité artistique du « Maestro » est elle aussi au point mort, mais pour d’autres raisons – l’état végétatif dans lequel est plongée sa femme, gravement malade, l’empêche de rejouer ses compositions ; elle était sa seule cantatrice, et Ballinger ne peut accepter qu’une autre occupe ce rôle. Dans les deux cas, les deux artistes sont comme bloqués, incapables de créer ou d’exercer leur art. Il est d’ailleurs assez amusant de noter la ressemblance physique qui s’établit entre eux, comme si, à travers Youth, Paolo Sorrentino ne faisait que rejouer La Grande Bellezza, les deux films n’étant au fond que deux variations sur le même thème – celui de la paralysie de la création.

De la même manière, tous les artistes qui peuplent l’hôtel suisse de Youth voient leur art s’embourber, piétiner, tâtonner. Si Mick Boyle ne souffre pas de cette perte d’inspiration et est persuadé que son prochain film sera son chef d’œuvre, il est stoppé net dans son projet par le refus de son actrice fétiche de jouer le rôle qu’il a spécialement écrit pour elle. Même au cours de l’écriture, Boyle et ses co-scénaristes peinent à trouver les bons dialogues, les bonnes répliques, et sont constamment obligés de corriger, réécrire, débattre.

À l’arrivée, un travail d’écriture laborieux pour un film avorté. Et que dire de Jimmy Tree (Paul Dano), acteur dont tout le monde n’a retenu que son rôle de Mr. Q dans un film de robots qu’il préférerait oublier ? Il veut se convaincre qu’il est venu dans cet hôtel pour mieux préparer et travailler son rôle, mais il est évident qu’il est totalement perdu. Seuls les chanteurs de variété (la pop star Paloma Faith, dans son propre rôle et tout en autodérision) et les musiciens amateurs qui viennent animer les soirées de l’hôtel avec leurs reprises paraissent arriver à leurs fins. Céder à la facilité, à la « légèreté » – « tentation » mais aussi « péché » pour reprendre les mots que glisse Michael Caine à Paul Dano au début du film – unique solution pour l’artiste s’il veut éviter le surplace ?

La grande beauté, quelque part entre le sublime et le sordide

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Les voix (parfois parmi les médias cinématographiques les plus prestigieux) qui se dressent contre le travail de Paolo Sorrentino, et vont jusqu’à en affirmer la nullité dans son intégralité, lui objectent souvent son éclectisme, son goût immodéré pour le mélange des tons, des genres et des registres. Certes, on peut déplorer parfois qu’il s’égare, qu’il accumule les bizarreries et autres trouvailles visuelles plus ou moins heureuses. À tel point que Youth, qui recherche continuellement le trouble chez le spectateur, perd l’évidence et l’apparente simplicité qui caractérisent un chef d’œuvre tel que La Grande Bellezza.

Mais c’est justement ce brassage qui lui confère son caractère insaisissable, toujours surprenant, toujours là où on ne l’attend pas. Cette esthétique du melting pot, qui ose à la fois récupérer le grotesque des clips pop et faire entendre la grâce des compositions de Ballinger, qui sublime les paysages alpins tout en exhibant la contrepartie de ce cadre paradisiaque (le tourisme dans ce qu’il a de plus ridicule, à travers les pendules à coucous suisses tous plus clichés les uns que les autres), où Maradona est d’abord un mastodonte essoufflé et sous tutelle, avant de jongler avec une balle de tennis avec toute son agilité, cette esthétique où la grandeur et la noblesse côtoient la laideur et l’abject permet justement à Sorrentino de trouver et d’imprimer sur la pellicule cette beauté, cette grande bellezza, qu’il semble rechercher de film en film.

La beauté qu’il capte, elle est dans ces corps vieillis, flétris, sur lesquels le passage du temps a laissé son empreinte, ces corps que la caméra montre frontalement au lieu de les cacher, les magnifie au lieu de s’en moquer. Et la beauté de son geste de cinéaste, elle est justement dans l’image qu’il donne de cette vieillesse. Avec Youth, Michael Caine et Harvey Keitel ne campent pas les personnages de vieux grincheux vus et revus au cinéma ; Sorrentino leur confie des vrais rôles, peut-être leurs plus beaux. Youth, c’est un film où les plans cadrés, organisés et éclairés tels des tableaux se succèdent, où la splendeur de la photographie irradie l’écran à chaque instant, où l’émotion est déchirante sans être jamais larmoyante, constamment à la limite entre retenue et vulgarité. Youth], un beau film, mais surtout un film « beau ».

Le titre de l’article est inspiré d’une citation du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde

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