> Mag > Cinéma > L’Être et le Paraître
En 1978, le cinéaste suédois Ingmar Bergman sortait Sonate d’Automne, un drame psychologique réunissant seulement trois personnages dans un huis clos asphyxiant. Cette histoire est une lente descente des apparences trompeuses vers une intériorité torturée ; une pénétration progressive dans l’être intime des personnages, propre au théâtre de Strindberg dont Bergman s’inspire, et qui donne à ces histoires une puissance émotionnelle assourdissante.
D’abord, des retrouvailles enchantées entre une mère et une fille, séparées depuis sept ans pour des raisons qui restent alors occultées par l’excitation qu’occasionne ce retour impromptu. Dans le même mouvement, le passé oublié fera lui aussi son retour ; un passé amer et douloureux pour la fille. Eva, pianiste dilettante, a souffert toute son enfance de l’absence de sa mère, pianiste concertiste dont le succès la menait à voyager à travers le monde. Son orgueil et sa vanité étaient vécus par sa fille comme un despotisme.
Leur pratique commune du piano fait l’objet, dans le film, de la transition entre des retrouvailles joyeuses, lisses et placides, et le resurgissement de la profonde colère d’Eva pour sa mère. Une colère muette, née d’une enfance torturée, dont la mère ignore l’existence et qu’Eva avait peut-être elle-même oubliée. Dans une scène charnière, les deux femmes jouent l’une après l’autre le même prélude de Chopin [1] (cf bas de page). Des accords graves qui s’enchaînent dans un cycle incessant ; l’harmonie est faussée par une simple note dérangeante, donnant une sensation de dysfonctionnement profond et localisé, un goût amer à une musique aux apparences douces et rassurantes. Comme une légère démangeaison qui nous torture doucement l’oreille, « une douleur retenue » dit le personnage d’Ingrid Bergman. Alors, notre regard se pose doucement le visage d’Eva qui fixe, impassible, celui de sa mère sur les sons torturés du prélude de Chopin. De cette image s’ouvre la première brèche dans le voile des apparences, la haine d’Eva pour sa mère refait doucement surface et les souvenirs amers lui remontent, sa gorge se noue lentement.
La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être - s’il n’y avait pas eu l’invention du langage - la communication des âmes. (Marcel Proust,
La Prisonnière)
Dans cette séquence, Eva redécouvre en même temps que nous son profond ressentiment pour sa mère, né d’une passé aux rapports douloureux. Ingmar Bergman choisit de mettre en scène le réveil de cette haine par la musique plus que par les mots ou les images. Cette « douleur retenue » est probablement un sentiment trop abstrus pour être traduit en mot ; une émotion que le langage ne saurait cerner qu’en la trahissant.
Le langage tente d’enchâsser les mouvements de l’esprit, les traduisant en des idéogrammes abstraits qui, se succédant pour former d’abord des mots, puis des phrases, forcent maladroitement les sentiments – dont la nature ontologique est d’être ineffables, fugaces – à rentrer dans ces cases arbitraires que l’on se trompe à appeler vérités alors qu’elles ne sont qu’affabulations. La musique fait appel directement aux émotions là où les mots, qui nécessitent un effort de déchiffrage, font d’abord appel à l’intelligence. Un tel ressentiment ne peut qu’être compris que par des sensations - la musique - et non par l’intellect - les mots.
De même que les mots sont un obstacle à notre compréhension de l’intériorité d’Eva car ils sont une simplification réductrice et arbitraire des émotions, de même, les images obstruent notre vision car elles ne nous donnent du monde que la surface sensible, des apparences fallacieuses qui sont un voile opaque aux sentiments d’Eva.
C’est dans ce sublime plan où le cinéaste superpose une image du visage d’Eva avec les sons de la musique de Chopin, qu’il nous est donné à comprendre le rapport entre la musique et les images, entre l’« Être » et le « Paraître ». L’image ne nous donne ici que la surface apparente du monde, de laquelle nous ne pouvons tirer aucune vérité sur l’intériorité du personnage si ce n’est par l’interprétation des expressions de son visage. La musique que l’on entend au même instant, elle, nous donne d’Eva ses sentiments les plus intimes mis à nu - sa douleur retenue.
Ingmar Bergman n’aurait pas pu mieux nous dévoiler l’âme d’Eva qu’en nous la faisant ressentir viscéralement par les émotions ineffables que procure la musique. Informe et inintelligible, la musique est l’expression pure de l’intériorité, elle sait reproduire fidèlement les moindres inflexions de l’être de l’artiste qui la produit, et les partage sans détour pour qu’elles épousent parfaitement, à leur tour, les émotions de la personne qui l’écoute.
La Prisonnière (A la recherche du temps perdu V), par Marcel Proust, 1923. Collection Folio Classique, Gallimard, 1989. 496 p
[1] Chopin, Prélude op. 28 no. 2 en La mineur