> Mag > Écritures > L’incolore
Haruki Murakami décrit dans son nouveau roman le voyage initiatique d’un homme coincé dans l’antre du passé.
Tsukuru Tazaki habite Nagoya et est membre d’un groupe de cinq adolescents inséparables, trois garçons et deux filles. Un cercle où l’amitié se vit sans aucune ombre au tableau. Ils se rencontrent au cours d’un programme de travail à vocation sociale, élaboré par leur lycée. En dehors de leurs activités respectives, ils passent leur temps à discuter. Ils cherchent à comprendre leurs personnalités et leurs façons de penser et se confient leurs problèmes personnels.
L’entente du groupe semble une évidence, ils se sont trouvés au bon endroit avec les bonnes personnes. Il existe une sorte d’harmonie, comme « une fusion chimique heureuse, obtenue par hasard » A la fin du programme, les cinq amis décident de poursuivre leurs travaux deux weekends par mois.
Une osmose totale se crée avec toutefois une particularité : Tsukuru Tazaki est le seul à ne pas avoir dans son nom l’évocation d’une couleur. Les deux autres garçons Kei Akamatsu et Yoshio Ômi sont respectivement surnommés rouge et bleu, les deux filles Ysuku Shirane est blanche et Eri Kurono est noire. Le groupe se compose donc de rouge, bleu, blanche, noire et Tsukuru. Ce dernier n’a pas de surnom du fait d’un manque de couleur.
Les années passent dans une tendre complicité, puis Tsukuru part à Tokyo pour suivre ses études à la fac. Il revient régulièrement à Nagoya pour voir ses amis avec un très grand bonheur. Le groupe se suffit à lui-même comme un besoin vital, « une communauté harmonieuse sans perturbation » qu’il préserve dans le temps. Chaque action est faite à cinq de manière à conserver l’unité. Les garçons n’ont pas de sentiments amoureux vis-à-vis des deux filles, du moins ils l’évacuent.
Pourtant un jour, un appel téléphonique va faire basculer ce précieux équilibre. Rouge annonce à Tsukuru son exclusion du groupe. Ce dernier l’accepte sans chercher à savoir pourquoi. Les six mois qui suivirent cet épisode plongent Tsukuru sur la route de la mort. Incapable de réagir, il glisse lentement vers le trou noir en flirtant avec elle. Dans le fond, n’ayant pas de couleur, son être est invisible alors pourquoi rester sur cette terre ?
Un matin, en se regardant dans la glace, il découvre un autre Tsukuru amaigri et les traits creusés. Son image lui procure un déclic et il décide de continuer à vivre étant devenu un autre. Sa vie se segmente entre son travail, son appartement et quelques relations plus ou moins courtes dont un garçon, Aida. Pendant seize ans il vit « comme Jonas dans le ventre d’une baleine », construit et aménage des gares pour des trains qu’il ne prendra jamais.
Une rencontre, Sara, oblige Tsukuru à dévoiler son passé. Sara est attirée par lui mais elle sent une barrière invisible sur le plan émotionnel. Elle va bousculer sa vie et l’obliger à faire un voyage initiatique dans son passé pour se donner pleinement à la recherche de son identité et s’ouvrir sur le monde.
Sur un air de musique omniprésent, « Le mal du pays », morceau de la pièce Les années de pèlerinage de Frantz Liszt, l’auteur nous emporte en disséquant une vie sans relief dans les rouages d’une amitié blessée. Il pousse son personnage vers la vérité pour enfin découvrir sa propre identité. L’écrivain nous transporte dans un univers fantastique, un meurtre non élucidé, des rêves incroyables écrits avec des mots d’une prodigieuse poésie. Un chemin qui mènera son personnage vers ses anciens amis et des contrées lointaines mais il découvrira aussi que son manque de consistance et de couleur n’étaient perçus que de lui.
Haruki Murakami naît le 12 janvier 1949 à Kyoto, au Japon. Son père enseigne la littérature japonaise au collège et tout naturellement l’auteur se retrouve au milieu des livres. Il vît une bonne partie de son enfance, en solitaire inquiet, enfermé entre ses livres et son chat. Il voue une véritable passion à ce dernier. Il fait ses études à Wasada et, grand amateur de jazz, il devient responsable d’un bar de jazz, pendant plusieurs années à Tokyo.
En 1979, il publie Ecoute le vent du chat pour lequel il reçoit le prix Gunzo. D’autres ouvrages suivront comme La ballade de l’impossible en 1987 ainsi que des récompenses, le prix Noma en 1982 et le prix Tanizaki en 1987. Après son mariage il part vivre en Italie et en Grèce puis aux Etats-Unis où il y enseigne la littérature japonaise à Princeton et Harvard. Suite au séisme de Kobe et à l’attentat au gaz dans le métro de Tokyo, par la secte Aum, il rentre à Tokyo. Un livre d’enquêtes effectuées de 1997 à 1998, Underground sera publié ainsi qu’un recueil de nouvelle Tremblement de terre. En 2002, Kafka sur le rivage sort en librairie. Haruki Marukami possède plusieurs cordes à son arc. C’est un écrivain japonais contemporain reconnu mondialement comme traducteur de l’anglais en japonais de l’œuvre de Raymond Carver mais aussi de certains écrits de John Irving, F. Scott Fitzgerald et J. D Salinger. Il écrit également en tant que journaliste-essayiste sur les voyages en Europe, le jazz et la course de fond. C’est un auteur à succès traduit en cinquante langues et édité à des millions d’exemplaires, il a reçu une douzaine de prix et autres distinctions comme le prix de Jérusalem en 2009 qui récompense des auteurs écrivant sur la liberté des individus dans la société. La trilogie IQ84 en 2009 et 2010 est une œuvre grave et nostalgique. Sa dernière publication L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage s’est vendue, dès sa parution au Japon, à un million d’exemplaires en deux semaines. Il est l’un des dix auteurs les plus vendu au monde. Cela fait plusieurs années qu’il est pressenti pour un prix Nobel.
L’auteur nous offre une palette de couleurs tel un peintre devant sa toile et peint au fil des pages un assemblage de mots sur fond de musique de Frantz Liszt. « Le mal du pays » morceau de l’œuvre Ses années de pèlerinage ajoute au récit une touche émotionnelle qui étreint le lecteur.
Le personnage dégage un caractère honnête, passif, résigné empreint de mélancolie ; il vit la fatalité comme une évidence, comme quelque chose de normal faisant partie de son quotidien. Cette histoire est construite par des récits étendus remplis de finesse et d’élégance, elle nous parle d’amitié et de la capacité d’aimer. De la difficulté de s’épanouir dans le travail et de la solitude qui touchent notre société capitaliste. Un enfermement individuel qui éloigne des liens familiaux et repousse la limite des liens affectifs par choix tacite.
Le malaise existentiel est abordé, par l’auteur, par un voyage dans le passé où l’âme humaine tient une place déterminante. Le choix du titre du morceau de musique est en totale harmonie avec l’histoire du personnage, une subtilité ingénieuse de l’auteur. De même que le récit écrit à la troisième personne qui renforce le côté péjoratif du personnage.
Une fois le livre refermé, on garde à l’esprit cette recherche de soi-même et les images enfouies de notre propre passé ressurgissent. Une quête que nous pourrions, peut-être, nous-mêmes effectuer… mais sommes-nous assez honnêtes avec notre conscience ?
Article précédemment publié sur le blog l’envolée culturelle.