> Mag > Écritures > Le feu sous la glace
Quand Lewis Trondheim fournit un scénario à Ville Ranta [1] il y a quelques années, cela donne un joli coup de pouce en termes de notoriété à un artiste Bédé peu connu en dehors de son pays, et accessoirement rapporte des sous à ce jeune dessinateur finlandais, car les grands éditeurs ont les moyens de payer correctement les auteurs !
Mais ce n’est qu’une expérience, l’occasion pour Ranta de travailler dans un format de quarante-huit planches, traditionnel dans la bande dessinée française. Ville Ranta, par goût personnel et fort de ses études de lettres, préfère écrire en même temps que dessiner ses histoires.
Lorsqu’il fait paraître L’exilé du Kalevala, mon œil s’allume : grand amoureux de la musique de Sibelius, qui puise à intervalles réguliers dans l’épopée nationale finlandaise du Kalevala, je m’attends à lire une scrupuleuse biographie d’Elias Lönnrot. C’est ce médecin lettré qui est à l’origine du recueil de poèmes chantés retraçant les aventures de Lemminkäinen, Pohjola et bien d’autres.
Mais au-delà de ce personnage historique, parcourant la campagne pour noter les chants et poèmes que se transmettent par tradition orale les paysans, Ranta nous montre comment un petit intellectuel de province s’efforce de préserver sa liberté de conscience malgré les pesanteurs sociales.
Le poids des interdits dans cette société luthérienne, le feu des sentiments couvant sous la glace, on les retrouve dans Sept saisons qui nous arrive aujourd’hui. Dans ce beau et long roman graphique, nous ne sommes plus à Kajaani, la petite bourgade située à l’intérieur des terres, où se déroule l’histoire de L’exilé du Kalevala, mais à Oulu, sur les rivages de la mer baltique. En 1840, c’est une ville qui s’enrichit en exportant le goudron de bois pour les chantiers navals d’Europe.
À cette époque, le mouvement politique et culturel qui vise à obtenir l’indépendance de la Finlande se développe, et les deux principaux personnages de Sept saisons sont à l’unisson de cette volonté d’émancipation. Le premier, Hans Nyman est veuf depuis peu, avec deux filles en bas âge dont il lui faut s’occuper. C’est un enseignant apprécié, et un apprenti journaliste qui peine à se faire publier : il n’y a guère d’argent pour un journal ouvert aux idées progressistes.
Ambitionnant d’être désigné comme pasteur dans sa petite ville, il doit être inattaquable sur le plan de la moralité, mais la frustration sexuelle provoque chez lui des hallucinations ! N’en pouvant plus, il tombe dans les bras de sa servante, qui ne demande pas mieux que de le consoler. Une situation difficile à gérer, alors que les commérages vont bon train...
Le second personnage est une femme, Maria Piponius, qui revient d’un voyage de trois ans autour du monde en compagnie de sa sœur.
C’est une piétiste, comme un certain nombre d’habitants d’Oulu, mais son attitude extravertie et même provocante semble en contradiction avec la pruderie rétrograde que l’on cultive dans ce petit cercle religieux.
Et elle semble aguicher Hans Nyman, qui n’est certes pas insensible à ses charmes...
Entre les débats intellectuels et les pulsions sensuelles qui agitent les nombreux protagonistes, le récit avance vers un dénouement à la fois dramatique et porteur d’espoir pour l’avenir.
Sept saisons conjugue une belle profondeur dans les sentiments évoqués, et une grande intensité dans les scènes d’amour physique. Les dialogues sonnent très justes, et si le dessin fait souvent penser à celui de Joann Sfar, toujours lisible et délicatement mis en couleurs !!!
<cite|livre|titre=Sept saisons
|auteurs=Ville Ranta (scénario, dessin, couleurs)
|editeur=Ça et là
|lieu=Bussy Saint-Georges
|annee=1013
|pages=272
|isbn=9782916207896
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[1] pour Celebritiz paru chez Dargaud