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Les moissons du ciel

Le mélo selon Terrence Malick

lundi 12 octobre 2015 par Melen Bouëtard-Peltier rédaction CC by-nc-sa

Chronique

Si vous êtes un peu cinéphile, le nom de Terrence Malick ne vous est sûrement pas étranger. Cinéaste doté d’une aura quasi légendaire bâtie autour d’une filmographie restreinte – six films en un peu plus de quarante ans d’activité.

On retient souvent de lui les films de sa période récente, assurément complexes et expérimentaux, majestueux ou fumeux, lyriques ou soporifiques, c’est à vous de voir.
Mais c’est oublier, bien avant son fameux « Tree of Life » (2011), ses premières réalisations, bien moins abruptes, étonnement linéaires, déjà riches sur le plan intellectuel et philosophique sans être pour autant démesurément spéculatives et métaphysiques.
Retour sur l’une de ces œuvres : « Les Moissons du ciel », deuxième film de Terrence Malick, sorti en 1976.

Un dilemme cornélien désamorcé

« Les Moissons du ciel », ou comment Terrence Malick transcende une histoire en apparence simplette en un sublime mélodrame.


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La situation initiale se résume en effet très simplement : Bill (Richard Gere), travailleur pauvre, a l’opportunité de s’élever matériellement et de quitter sa situation précaire. Problème : cela implique pour lui de pousser sa petite amie (Brook Adams) dans les bras du riche fermier (Sam Shepard) chez qui ils sont de passage pour les moissons.
On entrevoit alors assez rapidement le dilemme cornélien, assez classique, qui doit torturer Bill tout au long du film : choisir entre l’amour (le sentiment, c’est-à-dire, l’immatériel) ou l’argent (le matériel).
Mais ce dilemme ne constitue pas le cœur du film.

Si le travail de Malick est justement captivant, c’est parce qu’il dépasse ce premier obstacle. Bill formule son choix dès le début du film, presque sans hésitation tant il a envie d’améliorer son existence. C’est lui qui propose à Abbie d’accepter les avances du riche propriétaire, lui qui, de façon assez paradoxale, ne supporte pas que les autres hommes « regardent son cul » quand elle se baisse.

Le propriétaire et le travailleur, le mari et l’amant

Dans un rôle rempli de contradictions, Richard Gere semble de plus s’opposer en tout point au personnage campé par Sam Shepard. Celui qui a s’oppose à celui qui n’a pas, celui qui réussit moralement se démarque de celui qui transgresse.

Figure respectable grâce à la prospérité de son activité et respectée par les travailleurs – « on lui offrait une chaise pour s’asseoir », révèle la petite Linda – le propriétaire terrien est célébré, édifié, renforcé par Malick et l’utilisation de la contre-plongée.
Bill, lui, ne possède rien, sur le plan matériel comme immatériel ; là où le fermier jouit d’une autorité naturelle, la seule manière pour Bill de se faire respecter, c’est d’en venir aux mains.
Personnage de l’invisible, Bill ne peut assumer sa relation avec Abby. Le fermier, lui, évolue dans le visible, est autorisé à afficher son union avec Abby, à l’officialiser par le biais du mariage.

À l’opposé de l’archétype du propriétaire riche et tyrannique, on s’attache vite au personnage de Sam Shepard, comme Abby finit par s’attacher à lui. Tout se passe comme si Malick – auteur du scénario – avait voulu éviter tout manichéisme. Linda ne dit-elle pas elle-même avec ses mots que « personne n’est parfait », que nous sommes tous « à moitié diable, à moitié ange » ? Alors que dès qu’il est question de mariage arrangé on penserait de suite que le mari est un bourreau, Malick en fait une victime piégée par Bill et aveuglée par ses sentiments.

L’entrée dans une nouvelle ère

Même si elles refusent tout militantisme ou engagement politique, ces « Moissons du ciel » ne peuvent éviter la représentation de la misère des travailleurs. Quand on voit l’ampleur que donne Malick aux scènes où il filme les gestes des travailleurs, la foule, l’unité qu’ils représentent, on peut aller jusqu’à employer l’expression de « film social », qualificatif loin d’être le premier convoqué pour décrire le cinéma du Texan.

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Le film, en effet, n’en reste pas moins philosophique, voire métaphysique. Par le biais de ces plans cruels, où les animaux sont délogés de leur milieu par les machines agricoles, par l’ancrage du film dans cette époque de transition anthropologique, où les trains et la fumée qui s’en échappe symbolisent l’expansion de la civilisation vers l’ouest, où l’aviation en est à ses balbutiements, le cinéma à ses débuts [1] et l’isolationnisme américain à son terme, Malick met subtilement en scène le passage pour l’homme d’un état de nature à un état de culture.

Ce que semble filmer Malick, en plus d’un simple drame amoureux, c’est l’engagement des États-Unis dans une voix nouvelle, celle du XXme siècle et de la modernité.
Cette opposition entre nature et culture semble d’autant plus pertinente lorsque l’on cherche à comprendre l’invasion des insectes qui viennent détruire les récoltes. À ce moment, la nature viendrait reprendre ses droits sur la culture, l’apparence monstrueuse des insectes l’emportant sur l’humanité en panique. Toutefois, la référence au texte biblique n’est jamais loin, comme souvent dans le cinéma de Malick, et le nuage d’insectes évoque ici très précisément l’épisode des sauterelles.

Moraliste sans être moralisateur, Malick semble avant tout optimiste. « Les Moissons du ciel », c’est avant tout l’histoire de Linda et de son émancipation. Puisque narratrice, le film adopte par conséquent son point de vue, celui de l’innocence et de la vitalité.
Linda incarne, est la vie, comme dans ces plans où elle multiplie les acrobaties. Dans une des plus belles scènes, celle où le cinéaste filme avec une grande pudeur les retrouvailles d’Abby et Bill, le son n’arrive qu’avec les bruits de Linda courant sur le plancher, excitée par le retour de son frère.

En 1976, Malick enfonce le clou et affirme son style si singulier.
Esthétiquement, les corps errent dans l’espace, la lumière est omniprésente et s’immisce dans l’image elle-même. Sur le plan thématique, l’homme est défini par sa fragilité face à l’ordre naturel, cosmique et divin. Mais surtout, Malick se positionne comme un réalisateur portant un regard à la fois tendre et pertinent sur l’Amérique, magnifiant ses grands espaces, reprenant ses mythes – Bonnie and Clyde, par exemple.

Portfolio

Notes

[1cf. les images de The Immigrant, Charlie Chaplin, 1917, intégrées au film

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