> Mag > Écritures > Le muret, ou l’envie de vivre
Difficile d’imaginer à la lecture du Muret que Céline Fraipont et Pierre Bailly sont par ailleurs la maman et le papa du Petit poilu, ce best-seller chez les habitués des bacs à sable ! Petit Poilu est un succès - mérité - avec des parutions régulières sur un rythme bien rôdé, mais qui laissent leurs auteurs légitimement frustrés.
Pour la scénariste, il y a l’envie d’écrire des textes et des dialogues, et pour le dessinateur, celle de sortir d’un dessin minimaliste et d’une mécanique narrative immuable. L’histoire du Muret se déroule en 1988, mais c’est le seul repère chronologique qui nous est donné.
On y dit souvent « plus tard » ou « un autre jour » pour renforcer l’impression de flottement, d’errance où baigne ce récit. Rosie, 13 ans, vit abandonnée par ses parents dans une belle et grande maison. Sa mère est partie à Dubaï retrouver son nouveau compagnon, et son père se réfugie dans son travail, qui l’amène à voyager régulièrement.
Livrée à elle-même et crevant de solitude, Rosie passe le plus de temps possible avec sa copine Nath, dont la famille est chaotique et désargentée, mais présente. Il faut voir là un reflet des expériences de la scénariste à cette époque, qui fréquente aussi bien des milieux friqués ou modestes, et constate que la dureté des rapports humains n’est pas là où on l’attend...
Rosie a envie de devenir femme et de rester une enfant, elle se cherche et manque de se perdre, lors d’une dérive brève, mais dangereuse. Passant d’une première cuite à l’alcoolisme au quotidien, des concerts de musique punk à la défonce aux solvants, la jeune fille explore des sensations nouvelles, qui l’étourdissent et l’effraient.
Pourtant, l’expérience ne vire pas au sordide, Rosie ne touche pas aux drogues dures, elle ne se prostitue pas : façon d’éviter les clichés, qui encombrent souvent ce genre d’histoires. Et façon pour les auteurs de susciter un malaise qui reste supportable pour le lecteur. Le dessin contribue à cela également, par la douceur des images et le fait qu’elles suggèrent plus qu’elles ne montrent.
Quant Nath rencontre un garçon, Rosie se retrouve encore un peu plus seule. Elle sèche l’école, puis fugue. Elle aussi rencontre un mec, un « vieux » de seize ans pas très recommandables, mais qui la fait grandir d’un coup et lui permet d’affronter - enfin - la vie.
daté et intemporel
Le muret est un récit à la fois daté et intemporel, car ce que l’héroïne nous raconte, les jeunes d’aujourd’hui ont d’autant plus de raisons de le vivre, au regard de la dureté toujours grandissante de notre société, mais le choix de Céline Fraipont de situer son histoire dans le passé renforce très habilement le sentiment de nostalgie qui nous étreint.
L’empathie avec le personnage fonctionne parfaitement, du fait que l’histoire s’articule autour du ressenti de Rosie, comme si on lisait son journal intime par-dessus son épaule, et toujours sur le ton de l’introspection. Les dialogues sont vivants et crédibles, ils n’ont pas peur des gros mots et coulent de source, ce qui est essentiel dans une chronique sociale.
Quant au dessin, il est constamment remarquable : le choix du noir et blanc donne un côté brut aux émotions et en même temps un style qui fait qu’on n’imite pas la réalité. La moindre scène du quotidien est nimbée d’un mystère très séduisant et un peu inquiétant. Au fil de ces cases, toutes en ombres, il semble que l’on s’enfonce peu à peu dans un mauvais rêve...
<cite|livre|titre=le Muret
|auteurs=Céline Fraipont (Scénario)/ Pierre Bailly (Dessin)
|editeur=Casterman
|annee=2014
|collection=Écritures
|pages=192
|isbn=9782203081468
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