> Mag > Musique > Le mystère Mark Hollis ou comment disparaître complètement
« That there, that’s not me - I go where I please » (« celui-là, ce n’est pas moi - je vais où cela me plaît »). C’est par ces mots que s’ouvre « How to Disappear Completely », 4me morceau de l’album Kid A de Radiohead (2000), qui s’inscrit dans le prolongement de l’œuvre de Mark Hollis. Ce titre, qui traite de la difficile tension entre anonymat et célébrité, illustre parfaitement la trajectoire peu commune du leader de Talk Talk, disparu le 25 février dernier.
Depuis son ultime album en 1998 jusqu’à l’annonce de sa mort, Mark Hollis est demeuré pour ainsi dire invisible. Son influence reste pourtant considérable. Rétrospectivement, son oeuvre (5 albums réalisés entre 1982 et 1998) étonne par sa spontanéité, sa subtilité et sa perfection intrinsèque. Peter Gabriel, Depeche Mode, Steven Wilson, Richard Reed Parry (Arcade Fire), Max Richter, Marc Almond (Soft Cell), Simon Le Bon (Duran Duran), entre autres, lui ont rendu hommage. Roland Orzabal (Tears for Fears), déclare que Mark Hollis était « un Dieu parmi tant de mortels dans le monde musical des années 80 ». Pour Paul Webb, ancien bassiste de Talk Talk, Mark Hollis était, musicalement, « un génie, et c’était un honneur et un privilège d’avoir joué avec lui dans le groupe ». Lee Harris, batteur du groupe, offre un éclairage complémentaire : « Il était, bien sûr, un génie... Imposant des règles strictes pour la construction musicale, que peu de gens pouvaient comprendre à l’époque...Rien n’était sans danger, pas même sa voix...L’objectif était de créer " la nouveauté "... ».
La personnalité complexe de Mark Hollis et l’évolution de son œuvre s’illustrent par une série de faits marquants, qui peuvent être résumés ainsi :
Né en 1955, originaire de Londres, Mark Hollis suit des études de psychologie pour enfants à l’université du Sussex jusqu’en 1977. Il n’exercera jamais et se tourne alors vers la musique, en pleine furia punk. Paradoxalement, cette formation est révélatrice de ses centres d’intérêts, à mille lieues de l’effervescence de l’industrie musicale. Elle exercera sans doute une influence profonde sur la conduite de sa carrière et le sort de Talk Talk à la fin des années 80.
Mark Hollis a un frère aîné, Ed, très actif sur la scène britannique : il est le manager du groupe de punk-rock Eddie and the Hot Rods, qui remporte un succès commercial certain à la fin des années 70. C’est Ed qui pousse Mark vers la musique. C’est son frère également qui l’introduira auprès des maisons de disques, Island d’abord, puis EMI, qui signe finalement Talk Talk au début des années 80 et distribuera tous les albums du groupe jusqu’à Spirit of Eden (1988).
Ed meurt peu avant la sortie de cet album, emporté par son addiction à l’héroïne. Mark Hollis lui consacre d’ailleurs un titre de cet album, « I Believe in You ».
Après ses études de psychologie, Mark Hollis fonde un premier groupe - punk ! - The Reaction. Le groupe sort un unique single « I can’t resist », en 1978. The Reaction produira également une première version de « Talk Talk » (« Talk Talk Talk Talk »), titre éponyme que l’on retrouvera dans une version synthétique totalement remaniée sur The Party’s Over (1982).
Le premier album de Talk Talk (The Party’s Over) sort en 1982. Il s’inscrit résolument dans la mouvance Synth Pop, qui est alors à son apogée au Royaume-Uni et se réclame de l’héritage de Roxy Music (Brian Ferry et Brian Eno) et David Bowie. Mais Talk Talk n’est de loin pas précurseur : Duran Duran, Tears for Fears, Orchestral Manoeuvres in the Dark, The Buggles, Eurythmics, Depeche Mode, Gary Numan, Visage, Soft Cell… l’ont précédé et remportent un succès considérable. Certains, du reste, sont déjà actifs depuis la fin des années 70 (Devo, Ultravox, Japan, The Human League…).
Talk Talk est alors comparé à Duran Duran. Il est vrai que les points communs sont nombreux : même maison de disques (EMI), même producteur (Colin Thurston, qui a produit les deux premiers albums de Duran Duran), même réalisateur pour leurs premiers clips (Russel Mulcahy). Certains titres de The Party’s Over (« Today », « Talk Talk » et « Another Word ») appartient manifestement à la même famille musicale. Le groupe pose dans les magazines pop pour ados dans les tenues néo-romantiques chères à Duran Duran (chemises blanches et cravates). Les deux groupes tournent également ensemble en 1981 et 1982.
Mais au-delà des apparences, tout les sépare : Mark Hollis n’a certes pas le physique d’un Simon Le Bon. Ses textes traduisent des préoccupations existentielles et mystiques, à mille lieues des thèmes abordés par Duran Duran. Mark Hollis rejette du reste toute affiliation : « La musique de Duran Duran », dira-t-il à la presse, « c’est surtout basée sur la grosse caisse »… « cela n’a rien à voir avec nous ».
Le premier album du groupe est résolument synthétique et s’illustre par l’absence de guitares et d’instruments acoustiques.
Il ne s’agit pourtant pas d’un choix délibéré : Mark Hollis a en effet une relation ambigüe avec les synthétiseurs. Il affirmera ainsi que c’est uniquement par commodité que le groupe les a utilisés : « Ils sont juste une mesure économique », dira-il plus tard dans un interview au magazine Home and Recording Studio, « au-delà de cela, je déteste les synthétiseurs. Le seul aspect positif est qu’ils donnent accès à une large palette de sons, mais à part cela, ils sont plutôt mauvais - horribles même »…
Sans surprise, Mark Hollis les abandonne définitivement avec The Colour of Spring (1986), déclarant à la presse « mettre à la poubelle tout ce côté synthétiseur »…
Alors qu’avec l’album It’s My Life (1984), Talk Talk remporte un succès considérable en Europe et aux États-Unis, le groupe est curieusement boudé dans son pays d’origine. Le premier album du groupe y remporte un succès d’estime. Les singles « It’s my Life » et « Such a Shame » passent toutefois inaperçus. Il faudra attendre The Color of Spring en 1986 (disque d’or en Angleterre) avec le single « Life’s What you Make It » (qui entre dans le Top 20), puis la compilation Natural History en 1990, pour observer un réel engouement pour le groupe au Royaume-Uni.
Paradoxalement, le groupe est considéré rétrospectivement comme étant l’un des plus influents sur la nouvelle scène britannique qui va émerger dans les années 90 (Radiohead, Massive Attack, Mogwai…).
A partir d’It’s my Life, les clips de Talk Talk sont réalisés par Tim Pope, l’une des stars du genre à partir des années 80. Tim Pope a ainsi travaillé avec The Cure, The The, David Bowie, Style Council, Neil Young, Paul McCartney, The Pretenders, The Psychedelic Furs, Soft Cell, Wham, Siouxsie and the Banshees, Britney Spears, entre autres…
Ami intime de Mark Hollis, Tim Pope le décrit comme une « personnalité extrême et très intéressante ». Il confesse pourtant à une radio suisse en 2018 ne pas avoir saisi immédiatement l’importance de sa musique : « Je pense que ses albums sont incroyables. Vraiment. J’ai assisté à leur création. Ils sont si beaux », ajoute-t-il.
Un des plus grand succès du groupe, « Such a Shame » (1984), est inspiré par le roman subversif du psychologue George Cockroft, The Diceman (L’homme-dé, écrit sous le pseudonyme de Luke Reinhart). Le roman raconte l’histoire d’un homme qui remet les choix de son existence au sort des dés. Mark Hollis, qui décrit le roman comme un « bon livre, quoi qu’immoral... », ira même jusqu’à s’inspirer des techniques utilisées par le héros, écrivant ainsi plus de dix fois les paroles de la chanson et tirant aux dés le choix final des mots.
Les mêmes techniques seront utilisées pour la réalisation du clip par Tim Pope. Il met en scène six personnalités issues du roman, que Mark et Tim choisissent au hasard au moyen de feuilles de papier et qui sont illustrées notamment par les changements incessants de costumes de Mark Hollis.
Les relations de Mark Hollis et Talk Talk avec leur maison de disque (EMI) sont ambigües.
D’un naturel introverti et discret, Mark Hollis rejette les affres de la célébrité. La première version du clip de « It’s My Life », où l’on aperçoit un Mark Hollis empêché de chanter par une étrange forme animée, se veut une réaction au diktat du Lip Syncing, qui impose aux artistes de mimer le chant sur les clips promotionnels. Sous les protestations d’EMI, une seconde version du clip est réalisée, mais le Lip Syncing est réalisé volontairement à contre-temps, marquant le premier épisode du bras de fer qui allait opposer Mark Hollis à sa maison de disques.
Après le succès de l’album « It’s my Life » (1984), Talk Talk amorce un changement de style. La musique du groupe devient de plus en plus épurée et expérimentale. Ce tournant est annoncé avec « The Colour of Spring » (1986), qui abandonne les synthétiseurs au profit d’atmosphères plus acoustiques. Il se concrétisera pleinement avec « Spirit of Eden » (1988). Cet album divise la critique, qui le qualifie de « prétentieux », voire de « suicide commercial ». Q Magazine écrit : « c’est le genre de disque qui encourage l’expert en marketing à commettre un suicide ». L’album remporte du reste un succès mitigé.
Ce virage est peu apprécié par EMI, qui n’apporte pas le soutien escompté au groupe. Le manager de Talk Talk tente alors de libérer le groupe du contrat avec sa maison de disque. S’ensuit des longs mois de litige et de procès, au cours desquels EMI traîne le groupe devant les tribunaux, estimant que « Spirit of Eden » ne peut pas être considéré comme un album au sens propre du terme, car son contenu n’est pas « commercialement satisfaisant ». EMI n’obtient toutefois pas gain de cause devant la justice.
L’ultime album de Talk Talk, Laughing Stock (1991), est distribué par Verve, sous-label de Polydor particulièrement réputé et spécialisé dans les musiques plus expérimentales.
En 1991, EMI sort une nouvelle compilation, History Revisited, sous la forme d’une série de remixes. Le groupe poursuit alors la maison de disques pour avoir commercialisé cet album sans son autorisation. Il obtient gain de cause : les copies restantes de l’album, qui s’est pourtant bien vendu, sont détruites et celui-ci ne sera pas réédité.
Pour Mark Hollis, le silence est une composante essentielle de la musique. Ainsi, lorsqu’il est consulté par EMI en 2013 pour le choix des titres d’une nouvelle compilation de Talk Talk (« Natural Order »), il accorde presque autant d’importance aux silences entre les morceaux qu’aux chansons elles-mêmes. « Pour Mark », dira alors un exécutif d’EMI, « la manière dont les titres s’enchaînent a autant d’importance que le reste ».
À tout le moins depuis The Colour of Spring, la musique de Talk Talk devient en conséquence de plus en plus réfléchie et aérée, l’espace occupant autant d’importance que le contenu. « Avant de jouer deux notes », déclare Mark Hollis, « il faut apprendre à jouer une note, et il ne faut pas jouer une note à moins d’avoir une bonne raison de le faire ».
Le dernier titre de premier et unique album solo de Mark Hollis (intitulé sobrement Mark Hollis et sorti en 1998), s’achève du reste par un long silence de plus d’une minute, en conclusion de « New Jerusalem ».
Le silence de « New Jerusalem » constitue un épilogue. La suite demeure un mystère…
À l’aube du 21me siècle, Mark Hollis se retire du monde de la musique, ne donne plus d’interview et finit par disparaître complètement.
Le réalisateur, Tim Pope, ami intime de Mark Hollis, confesse en 2018 ne l’avoir plus revu depuis plusieurs années. « C’est comme s’il avait disparu », ajoute-t-il…
Les raisons n’en seront jamais expliquées. Elles peuvent toutefois être devinées : il est notoire que Mark Hollis ne supporte guère le poids de la célébrité. On perçoit, au travers des pochettes d’albums (mettant en scène de manière récurrente animaux, papillons et oiseaux, dans des paysages arborés), que Mark Hollis s’épanouit davantage dans la contemplation de la nature que sur les scènes des grands festivals. Père de deux enfants, il insiste en interview sur l’importance d’être un bon parent. Sa situation familiale, certainement colorée par sa vocation initiale de psychologue pour enfants, entre en conflit avec la vie tumultueuse de l’artiste. Dès la naissance du premier enfant de Mark Hollis (1986), Talk Talk ne donne d’ailleurs plus de concerts.
Mark Hollis ne resurgira que dans de rares occasions : il collabore ainsi sur le premier album d’Unkle, Psyence Fiction (1998), demandant toutefois que son nom soit retiré des crédits.. Certaines rumeurs font état d’une collaboration avec Massive Attack, mais elles sont infondées. En 2012, un morceau de Mark Hollis, intitulé « ARB Section 1 », apparaît dans la série télévisée « Boss ».
À part cela, rien ou presque, comme si ce silence prolongé constituait, en toute logique, la dernière étape de son oeuvre, jusqu’à l’annonce de sa mort le 25 février dernier.
Rétrospectivement, les derniers disques de Mark Hollis (Spirit of Eden,Laughing Stock et son album solo), d’un accès plus difficile, annoncent le mouvement post-rock. Ils exerceront une influence majeure sur la musique de Radiohead, Sigur Rós, Bjork, Mogwai, Elbow, mais également These New Puritains, dont l’album Field of Reeds (2013) s’inspire beaucoup des techniques d’improvisation expérimentales de Mark Hollis. Le leader du groupe, Jack Barnett, a du reste fait appel pour l’enregistrement à l’ingénieur du son de Mark Hollis et des derniers albums de Talk Talk, Phil Brown.
Mark Hollis est aussi considéré comme l’un des précurseurs du Trip Hop. Dans un hommage posthume, Neil Davidge, producteur de Massive Attack, reconnaît ainsi l’influence de sa musique sur les albums Mezzanine et 100th Window. Enfin, et ce n’est certainement pas un hasard, Paul Webb, bassiste de Talk Talk, collaborera avec Beth Gibbons (Portishead), le temps d’un album, Out of Season, en 2002.
La trajectoire de Mark Hollis n’est du reste pas sans rappeler celle du leader de Japan, David Sylvian. Précurseur de la synth pop dès la fin des années 70, Japan obtient la consécration avec l’album Ghost (1981) et constitue une influence majeure pour Talk Talk. Mais David Sylvian démantèle le groupe à son apogée et se lance dès 1984 dans une carrière solo marquée par une musique expérimentale essentiellement intimiste et acoustique (Brilliant Trees en 1984, Gone to Earth en 1986, Secrets of the Behive en 1987). David Sylvian collabore du reste avec Robert Fripp (King Crimson), mais également avec Holger Czukay, membre du très influent groupe allemand Can. Mark Hollis cite d’ailleurs leur album Tago Mago (1970) comme une référence incontournable.
Au cours de sa courte carrière, Mark Hollis aura donc pris l’industrie musicale à rebrousse-poil, fuyant le succès commercial au profit d’une musique certes moins accessible, mais plus mystérieuse et en définitive, plus substantielle. Mais ce sont parfois les astres les plus lointains qui ont le plus à dire...