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Texte de Bernard-Marie Koltès adapté pour la sixième fois en un peu moins de trente ans, Le retour au désert se joue actuellement au théâtre des Célestins de Lyon, du 3 au 11 février. L’occasion pour le metteur en scène de donner une résonnance nouvelle à ce quasi-classique du théâtre contemporain ; car derrière cette pièce qui aborde les relations complexes et troubles entre la France et l’Algérie se dessine le portrait d’une République, celle post-Charlie, qui tâtonne et tente de retrouver ses fondements perdus.
Au loin, l’Algérie et la guerre comme toile de fond
Ceux qui découvrent Le Retour au désert, n’en connaissent pas l’histoire, et sont passés un peu trop rapidement sur le descriptif de la pièce s’attendront peut-être à assister à une œuvre sur la guerre d’Algérie. Mais ils constateront assez rapidement que cet épisode de l’histoire française, dont les plaies n’ont pas encore été pleinement pansées, n’est pas à proprement parler le sujet de cette pièce de Bernard-Marie Koltès.
Un peu comme dans le beau roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, le conflit colonial est relégué au second si ce n’est à l’arrière-plan, est moins abordé en tant qu’événement historique que comme une toile de fond, un décor sur lequel s’entrecroisent des destinées, se nouent et se dénouent des relations, amoureuses chez Yasmina Khadra, familiales dans Le Retour au désert.
Car oui, elle est bien loin de l’Algérie qui s’entredéchire, cette petite ville provinciale, avec ses notables, ses bourgeois, ses usines en périphérie, et ses bordels (« toutes les villes ont leur bordel », s’exclame Edouard, l’un des personnages). C’est dans cette ville-archétype dont le nom n’est même pas mentionné que débarque soudainement et sans prévenir Mathilde, la sœur d’Adrien, tout droit venue de l’Algérie où elle s’est exilée pendant près de quinze ans. Accompagnée de ses deux enfants, elle est bien décidée à récupérer la maison familiale, celle où vit Adrien, mais qui lui appartient de droit. S’en suit alors une série de règlements de comptes, où ressurgissent (au sens littéral et au sens figuré) de vieux démons, de vieux secrets enfouis.
Avec Le Retour au désert, on pourrait presque penser que c’est moins la guerre d’Algérie que cette bourgeoisie provinciale qui est visée par l’auteur. Il y a bien, comme le dit lui-même Arnaud Meunier dans sa note d’intention de mise en scène, quelque chose de flaubertien, un regard cynique, féroce, que partagent Koltès et l’auteur de l’Education sentimentale, à la limite du jugement, porté sur ces petits notables, ces hommes auto-proclamés respectables, mais qui ne sont pas moins méprisés par leurs proches, ces petits patrons qui se congratulent entre eux, mais ne sont que de simples parvenus.
Des hommes qui se rêvent en terroristes et défenseurs de l’Empire colonial français, mais qui se défilent au moment de l’action ; des hommes qui ont de grands projets politiques, de nobles visions, mais sont aveugles dans leur propre foyer. Adrien se refuse à voir que sa compagne est alcoolique et dépressive, que son fils unique, influençable, va au bar et au bordel. Quant à Fatima, la fille de Mathilde, ils la croient tous folle, alors qu’elle seule voit le fantôme de Marie (l’ex-femme d’Adrien, décédée dans des circonstances mystérieuses). Ils la pensent prude, mais ne voient pas qu’elle est enceinte et sur le point d’accoucher.
Le dedans contre le dehors, le calme bourgeois contre la fureur du monde extérieur
Cette importance qu’attachent les personnages à l’apparence, à la façade et à l’image de soi renvoyée aux autres trouve sa parfaite expression dans la mise en scène, grâce aux décors notamment, qui reprennent cette opposition classique entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, ce qui doit être masqué (une grossesse illégitime, un prénom qui ne sonnerait pas bien « français ») et ce qui peut être étalé devant la société (la richesse, la réussite sociale).
À de nombreuses reprises, les personnages tirent les rideaux, ferment les portes de la baie vitrée, comme pour dresser une frontière nette entre eux et nous, spectateurs, citoyens lambda. En témoigne ainsi cette scène où Adrien et ses amis préparent, dans le plus grand secret, un attentat dans un bar de la ville tenu par un Maghrébin, sans que l’on entende leur discussion.
Le dispositif proposé par Arnaud Meunier est toutefois plus complexe, et s’étend au-delà d’une simple opposition binaire entre le dedans et le dehors. La scène semblerait divisée en deux, avec l’intérieur (la maison) et l’extérieur (le jardin), les deux étant séparés par la baie vitrée. Mais le jardin fait lui-même partie de la propriété, est par essence privé et non public, demeure masqué au reste de la ville par de grands murs. Mathieu, le fils d’Adrien, a ainsi le droit de se promener dans la maison et dans le jardin, mais pas de sortir, son père voulant le maintenir dans l’ignorance du monde extérieur. Plus qu’un intérieur et un extérieur, il y a ainsi en réalité une infinité de strates, lesquelles se retrouvent dans les différents champs de profondeur des décors, avec les pièces de la maison, le jardin, la ville, la province (définie à plusieurs reprises en tant que telle et opposée à la capitale), la France et l’empire colonial dans sa globalité dont la France n’est alors qu’une partie, la métropole.
Il en résulte une réflexion labyrinthique, construite sur la base d’une mise en abyme vertigineuse, qui part à la conquête de l’autre, l’étranger, le barbare, l’alter ego laissé en-dehors de la propriété, le Maghrébin que fantasment Adrien et les siens, enfermés dans leur tour d’ivoire. Derrière, c’est la question de la patrie et de l’appartenance qui est posée. « Quelle patrie ai-je, moi ? Ma terre à moi, où est-elle ? », telles sont les questions qui tourmentent Mathilde, déplorant alors « En Algérie, je suis étrangère et je rêve de la France ; en France, je suis encore plus étrangère et je rêve d’Alger. Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ? ». Et Aziz, le domestique de la maison, de renchérir plus loin : « Le Front [le FLN] dit que je suis un Arabe, mon patron dit que je suis un domestique, le service militaire dit que je suis français, et moi je dis que je suis un couillon. » Le repli sur soi, la peur de l’étranger, l’attachement à la patrie, le statut des musulmans au sein de la société française… Ça ne vous rappelle rien ?
Pour la beauté du texte
Si la portée de la pièce change au fil des décennies et des évolutions sociales, le texte de Koltès reste lui magnifique, extrêmement riche sur le plan littéraire, drôle (car oui, on aurait pu commencer par là : Le Retour au désert, c’est avant tout une comédie) et rythmé par ailleurs.
Et même si l’ensemble tendrait presque à s’essouffler sur la longue distance, cette mise en scène d’Arnaud Meunier reste captivante, notamment grâce aux deux comédiens, grands noms du théâtre français, Didier Bezace et Catherine Hiegel, réunis pour la première fois sur scène et qui forme un duo poignant lorsqu’ils s’entredéchirent sous nos yeux.
d’après Bernard-Marie Koltès, Mise en scène : Arnaud Meunier
Avec Didier Bezace, Louis Bonnet, Émilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre
Cette pièce écrite en 1988 dépeint le chamboulement d’une famille française déchirée par la guerre d’indépendance algérienne
Plein tarif
de 17 à 36 €
Tarif réduit
et carte Célestins
de 15 à 32 €
Jeunes -26 ans
de 9 à 18 €
Personnes handicapées,
demandeurs d’emploi
de 10 à 21 €