> Mag > Musique > Les anches hantées
Le festival Les Détours de Babel est sans conteste LE rendez-vous des musiques du monde sur Grenoble, et l’occasion de mesurer, d’année en année, leur extraordinaire vitalité, leur capacité à se renouveler sans cesse. Démonstration avec les sonorités mutantes d’Anakronic, merveilleux hybride entre la tradition Yiddish et le 3me millénaire, et un invité de marque : David Krakauer, le magicien de la clarinette.
C’est avec impatience que j’attends de retrouver un musicien et un groupe qui m’ont marqué définitivement. On ne présente plus David Krakauer, acteur incontournable du renouveau de la musique Klezmer, clarinettiste virtuose et habité, l’un des meilleurs (LE meilleur ?) encore en activité. Pour la petite anecdote, c’est en l’écoutant jouer que j’ai décidé d’apprendre la clarinette.
La deuxième composante, Anakronic (ex Anakronic Electro Orkestra), est un groupe que j’avais découvert au festival Démon d’Or, sur les hauteurs de Lyon, il y a bien 6 ans, et qui depuis, s’est forgé une solide réputation dans la nouvelle scène Klezmer par son hybridation réussie et reconnue (notamment au Festival des cultures juives) entre musiques électroniques et instruments traditionnels (clarinette et accordéon). Autant dire que c’est une affaire personnelle !
L’entrée des musiciens se fait sans fioritures inutiles. Ça démarre sec avec ce qui constituera les fondamentaux de la soirée : une batterie précise et mastarde à la fois, un couple basse/accordéon discret en apparence, mais d’une efficacité redoutable. Avec le soutien de sampleurs et autres joujoux à la pointe de la modernité, le combo peut accueillir le maître, qui après un échauffement bien syncopé, se lance dans une de ses improvisations rutilantes dont il a le secret. Ça commence très fort.
Le reste du concert sera au diapason : une ambiance qui sait être respectueuse des traditions musicales juives d’Europe de l’Est, tout en s’avérant profondément urbaine, actuelle, groovy, pêchue. La mayonnaise prend incroyablement bien, esquivant avec brio le double piège de la nostalgie stérile et des arrangements faciles, réducteurs et racoleurs, qui sont habituellement le lot de la « World Music » passée à la moulinette de producteurs peu scrupuleux.
Rien de tout cela ici, pas de « copier-coller » indigent, pas de fifty-fifty boiteux entre tradition et modernité, non : c’est une authentique création, comme le revendiquent d’ailleurs les musiciens sur leur site : « On part du klezmer revisité pour aller vers le klezmer totalement réinventé, du mélodique au plus abstrait. Chaque titre est l’occasion de tenter et d’innover ». Pari tenu !
L’auditeur néophyte sera surpris de la cohésion de l’ensemble, tout en admirant les variantes qui évitent que le show tourne à la formule répétitive (on saluera l’excellent travail du batteur et du bassiste, qui passent du Dub bien gras au Funk teigneux, de la « Doina » -cette valse asymétrique d’Europe orientale- au Trip-Hop millimétré, avec des passages absolument décoiffants par la Jungle, comme pour le survitaminé « Krazziak », l’un des morceaux-phares d’Anakronik). Le connaisseur se souviendra que David Krakauer a déjà largement contribué à la renaissance du Klezmer, et a déjà passablement repoussé les limites du genre, par ses incursions dans le Jazz avec les Klezmatics, dans le Funk avec Fred Wesley (oui, vous avez bien lu : le Fred Wesley qui accompagnait James Brown !) et dans le maelstrom Hip-Hop « casher » et iconoclaste de Josh « Socalled » Dolgin, savant fou du collage électro-acoustique...
En clair, on assiste à un véritable dialogue entre les instruments, les sonorités, les époques : les machines, loin de rendre la prestation artificielle, permettent au contraire de démultiplier les possibilités de la clarinette enchantée de maître David, en l’habillant d’effets Dub (delay, filtres en tout genre) que n’aurait pas reniés le High Tone de la grande époque. Est-ce du Klezmer électrifié ? De l’electro « Klezmerisé » ? Les experts trancheront. D’ailleurs, pourquoi trancher ?
On prête à Bobby Lapointe cette citation selon laquelle « il y a deux façons de jouer : jouer juste et jouer tzigane ». S’il avait connu David Krakauer, nul doute que ce fantaisiste amoureux du swing se serait empressé de créer une troisième catégorie exprès pour ce merveilleux instrumentiste.
Le jeu de David Krakauer passe par toutes les nuances possibles (et même impossibles), par toutes les couleurs, par toutes les émotions et par toutes les vibrations que son instrument peut engendrer : tout-à-tour espiègle, apaisant, mélancolique, enragé, chaleureux, le récital ne vire jamais à la démonstration gratuite et vulgaire, mais nous transporte sous des latitudes insoupçonnées. Mention spéciale, vers la fin du set, à ce solo absolument fou, terrible, magnifique, génial, déraisonnable, où un Krakauer littéralement possédé, en transe, pousse son souffle et ses notes jusqu’aux limites de ce qui est acoustiquement envisageable. Un moment hors du temps, une folie furieuse et tendre à la fois, qui laisse le public KO debout et en admiration.
Klezmer, Quesaco ?
Le Klezmer (de l’Hébreu « Kleï Zemer », c’est-à-dire « instruments de musique ») est la musique traditionnelle et populaire des Ashkénazes, les Juifs d’Europe de l’Est, de langue Yiddish. Les Klezmorim, musiciens itinérants, colportaient leurs mélodies sacrées et profanes, leurs joies et leurs peines, le long des routes d’Ukraine, de Pologne et de Biélorussie au gré des mariages, circoncisions et autres temps forts de la vie juive locale.
Au gré des errances de la diaspora, le Klezmer s’est exporté, notamment aux Etats-Unis où il a pu se métisser avec le jazz (Benny Goodman, l’un des clarinettistes de jazz les plus renommés, était lui-même fils d’immigrants juifs polonais). Avec la Shoah, le patrimoine des Klezmorim a failli disparaître. Heureusement, les survivants purent transmettre leur art et leur savoir aux générations suivantes : les années 70 virent la renaissance du Klezmer, sous l’influence de passionnés, dont le touche-à-tout John Zorn, avec son label Tzadik, et, déjà, un jeune homme qui s’appelait... David Krakauer !
À écouter :
L’intégrale de David Krakauer, bien sûr !
Talila & Kol Aviv, « Unter A Klein Beimale » (Arion, 1979)
Ami Flammer / Moshe Leizer / Gerard Barraux, « Chansons Yiddish - Tendresse et rage » (Ocora, 1989)
La compilation « Klezmer Music : Early Yiddish Instrumental Music : 1908-1927 » (Yazoo Records, 1992)
Joel Rubin, « Zeydes un Eyniklekh » (Wergo, 1995)
L’anthologie « The Soul Of Klezmer » (Network, 1998)
The Klezmer Conservatory Band, « A Taste Of Paradise » (AllMusic, 2003)
Kabbalah, « Shlomo » (La Meson, 2006)
À lire :
La série « Klezmer » (éditions Gallimard), BD très documentée (paroles de chanson à l’appui) de Joann Sfar, le papa du déjà célèbre « Chat du Rabbin »
Et pour l’anecdote...
J’ai moi-même tenté de rendre hommage au Klezmer à ma façon, avec des morceaux qu’on peut écouter ici et là.
Pour autant, la soirée serait incomplète sans le supplément de créativité apporté par Anakronic. Non seulement, les musiciens ne se cantonnent pas dans le rôle de faire-valoir (ce qui se produit souvent quand on côtoie un tel phénomène), mais c’est même tout le contraire : si leur musique puise dans un répertoire qui leur préexiste, et dont ils assument l’héritage formel (la « Doina » mélancolique et pensive, le « Bulgar » nettement plus festif, et une version épatante du fameux « Misirlou » que Tarantino avait propulsé sous les projecteurs en ouverture de « Pulp Fiction »), ils parviennent, et c’est remarquable, à influencer eux-mêmes les sonorités de David Krakauer, qui répond aux breaks et aux riffs par un jeu parfois plus incisif, à tel point qu’on entendrait presque sa clarinette rapper ! La ressemblance n’est pas accidentelle : Anakronic a travaillé avec la rappeuse Taron Benson, absente ce soir mais dont on peut entendre la voix enregistrée.
La grande leçon de ce concert, c’est que technique n’étouffe pas la vibration, mais l’enrichit. Démonstration saisissante avec ce coup de génie : les clarinettistes s’absentent le temps d’un morceau, et les musiciens restants bidouillent en triturant énergiquement leurs interfaces sur un fond électro minimaliste. Se passer de la clarinette ? Un crime de lèse-majesté brillamment assumé : les sonorités improbables et envoûtantes qui sortent des sampleurs et des séquenceurs étaient en fait... des samples de clarinette retravaillés, comme l’expliquera le bassiste ! Il fallait oser, ils ont osé : le Klezmer se réinvente sous nos yeux et nos oreilles. Mazel Tov.
Mais si l’équipe sait où elle va, elle n’oublie pas d’où vient sa musique. La preuve : cette reprise de l’emblématique « Es brennt » (« Ça brûle »), cri de révolte et de chagrin du poète Mordekhai Gebirtig, assassiné par les nazis dans le ghetto de Cracovie, chant adopté par les résistants juifs décidés à ne pas se rendre, et qui prend une résonance forcément particulière (en Yiddish, "Krakauer" veut dire "de Cracovie"). Reprise surprenante (David Krakauer commence par une intro « spoken word »... et en Français, avant de passer au Yiddish) et bouleversante, où la clarinette se fait presque timide et méditative, sur des roulements de tambour graves et martiaux. Un moment de mélancolie à l’état brut, le blues ashkénaze pur et sans mélange, et qui pourtant ne cède pas un centimètre au pathos. Pour le public non-averti, peut-être pas le morceau le plus spectaculaire de ce soir. Pour les enfants ou les amoureux de cette culture, et votre serviteur en premier lieu, un passage indispensable, mené à la fois de la manière la plus actuelle et avec le plus grand respect.
Le festival nous promettait un « bal Klezmer ». La mission est accomplie. Un peu (et inexplicablement) timide au départ, le public se manifeste peu à peu, et la fosse au pied de la scène se remplit. A l’arrivée, la troupe se paie le luxe, non pas d’un, non pas de deux, mais de TROIS rappels, amplement mérités au vu de l’énergie déployée !
Que retenir de cette soirée ? La capacité d’un groupe, d’un soliste de génie, et plus largement, d’une musique, à se réinventer (en off, Ludovic Kierasinski, le bassiste, m’a expliqué que la structure des morceaux était régulièrement modifiée, pour ne pas toujours jouer la même chose). Ca fait chaud aux oreilles et au cœur, et ça confirme qu’une musique aux origines immémoriales peut brillamment prendre la route pour aller plus loin. Toujours plus loin.
Le Klezmer se conjugue à l’inattendu
(Rabbin Marc-Alain Ouaknin)
Toutes les images prises par Sébastien Cholier, à la Belle electrique de Grenoble, le 21 mars 2017, dans le cadre du Festival Les Détours de Babel.