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Il y a les livres de cuisine — autant dire, des livres de recettes — et il y a des livres sur la cuisine, la gourmandise et le plaisir des sens. Parmi ces derniers, on peut en distinguer un pour la qualité de son écriture et sa verve constante : La vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet. Écrit par Marcel Rouff, poète et romancier, c’est un hommage rendu à son ami Curnonsky, compagnon au sein de l’Académie des gastronomes.
Un hommage attendri, plein d’humour, mais aussi un manifeste pour que la cuisine soit reconnue comme un art ! Et c’est aujourd’hui une bande dessinée concoctée par Mathieu Burniat (Dargaud). Le personnage principal est Dodin-Bouffant, ancien juriste raffiné et délicat vivant au XIXe siècle dans une petite ville de province. Sa vie s’organise autour de la cuisine et de la salle à manger.
La cuisine où règne la belle Eugénie Chatagne, une véritable artiste qui devine et réalise les désirs — gastronomiques — les plus secrets de son employeur. Et la salle à manger, où ne sont admis que Jésus et les apôtres... Pardon ! Dodin-Bouffant lui-même et trois amis ayant triomphé d’impitoyables épreuves gustatives. Ces bourgeois esthètes vouent un culte à la cuisine française, comme une incarnation du génie créateur de ce pays, le reflet d’un savoir-faire et d’un savoir-vivre remontant fort loin dans le temps.
Parvenus à un certain âge, ils renoncent aux plaisirs charnels pour se consacrer exclusivement à la bonne chère. Si le ventre et le bas-ventre sont liés, l’un sublime l’autre. Comme la chasteté du prêtre, l’abstinence sexuelle est une condition nécessaire pour ne pas gâter la finesse de la bouche !
Mais patatras, Eugénie meurt brutalement, de retour du marché ! Il faut lui trouver une remplaçante, ce qui n’est pas une mince affaire. S’ensuit un casting impitoyable et assez désespérant pour les candidates, écartées sans ménagements.
Et un moment cruel pour Dodin-Bouffant, qui est au bord de la dépression : s’il est un maître dans la préparation de l’ortolan rôti au citron et de la purée de soubise, il cherche tout de même un alter ego qui le surprenne, l’enchante... et fasse qu’il puisse mettre les pieds sous la table !!! Preuve de l’existence de Dieu, cet oiseau rare existe : c’est Adèle Pidou. La fille du père Pidou, loin d’être une pin-up, et de surcroît peu dégourdie, mais une perle dans son genre.
L’alliée indispensable dans le duel culinaire qui oppose Dodin-Bouffant au Prince d’Eurasie, un noble allemand. Vaincu et admiratif, celui-ci tente d’attacher Adèle à son service, ce qui oblige Dodin-Bouffant à dévoiler ses sentiments et devenir un peu plus humain pour retenir sa très chère Adèle…
La passion de Dodin-Bouffant a l’intelligence de ne pas appuyer sur les éléments un peu outrés du texte d’origine. Car Marcel Rouff oppose la République à l’Ancien Régime en glorifiant la cuisine française, le terroir et les petits producteurs, et en rabaissant la cuisine allemande, touffue et uniformisée par des sauces trop riches. Une cuisine ressentie et non pensée.
Une preuve d’amour avant d’être une preuve d’intelligence. Alors que la bande dessinée de Mathieu Burniat n’est qu’esprit et légèreté, quand bien même les plats ici illustrés impressionnent — et c’est un euphémisme — le lecteur d’aujourd’hui. On pense à Daumier, ce qui n’est pas un mince compliment, mais si le trait est vif, il est par contre mordant sans méchanceté aucune.
<cite|livre|titre=La passion de Dodin-Bouffant
|auteurs=Mathieu Burniat
|editeur=Dargaud
|annee=2014
|pages=128
|isbn=9782205072921
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Billet initalement paru sur actualitte