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Retour sur la représentation au Théâtre Bonlieu d’Annecy de Nos Serments, pièce librement inspirée de La Maman et la Putain, film culte de la Nouvelle vague réalisé en 1973 par Jean Eustache. Julie Duclos, la metteure en scène, a accepté de répondre à nos questions à la fin du spectacle.
L’adaptation que Julie Duclos propose du chef d’œuvre d’Eustache est d’autant plus intéressante qu’elle fait le bon choix de se détacher au maximum de la référence originelle, tout en en reprenant les thèmes majeurs, s’attachant ainsi aux désillusions d’un trio qui aspire à une vie sentimentale et sexuelle pleinement libre, mais contraint de faire face aux limites d’une telle utopie.
Là où Eustache déréalisait, artificialisait et théâtralisait le jeu des acteurs face caméra, Julie Duclos adopte la démarche inverse et réintroduit sur scène une certaine vérité et une spontanéité dans l’interprétation, avec des acteurs qui semblent presque improviser leur texte et jouer leur propre rôle, juste sous nos yeux.
Surtout, la metteure en scène abandonne totalement le contexte post-68 du film d’Eustache et en propose une relecture contemporaine. Les téléphones portables ont remplacé le vieux téléphone à cadran par lequel communiquaient Jean-Pierre Léaud et François Lebrun, de même que la musique, omniprésente dans La Maman et la Putain, n’est plus écoutée depuis un tourne-disque, mais depuis une enceinte portable...
Enfin, Julie Duclos satisfait notre curiosité de spectateur, puisque sa réalisation se concentre sur les scènes manquantes du film, sur les moments passés sous silence, sur les ellipses, notamment dans la deuxième partie de la pièce qui aborde le devenir des personnages une fois le film d’Eustache arrivé à son terme...
Il faut que les acteurs aient constamment en eux la possibilité de faire ce qu’ils veulent.
Plutôt qu’un long discours, voici les propos de la metteure en scène, qui a accepté de répondre à nos questions après la représentation.
À noter, pour ceux qui auraient loupé ce beau spectacle et qui auront la chance de se trouver au bon endroit au bon moment, que la pièce sera jouée du 31 mars au 10 avril au Théâtre des Célestins à Lyon.
Quelle est la part d’improvisation dans la représentation ? Est-ce que vous laissez aux acteurs une certaine liberté ?
Le texte est écrit, il ne bouge pas, mais il y a évidemment une part d’improvisation dans la manière dont est dit le texte, et surtout dans la façon dont est appréhendé l’espace. À la base de notre travail, il y a beaucoup d’improvisations. Le texte est constitué de scènes que les acteurs avaient eux-mêmes inventés lors d’improvisations. Ces scènes sont donc le reflet de leurs idées, ils les ont traversées. C’est seulement après qu’on a eu un texte en tant que tel. Sur scène, tout le travail des acteurs consiste à suivre le texte sans pour autant fixer les choses, pour toujours rester dans ce cadre de l’improvisation, pour essayer de créer chez le spectateur cette sensation où il se demande si la scène qu’il regarde est improvisée ou pas. C’est ça qui m’intéresse. Il faut que les acteurs aient constamment en eux la possibilité de faire ce qu’ils veulent.
Est-ce qu’il a été difficile d’aborder un « film culte » comme La Maman et la putain ? Est-ce que vous avez essayé de vous affranchir de cette référence ? On peut penser à cela quand on remarque que vous avez changé les noms des personnages...
Oui, c’était important de se détacher du film. Dès le départ, on savait qu’on allait s’en affranchir. Le film est un matériau extrêmement riche et a été un bon point de départ. Au début, on avait constamment le scénario du film sous la main. Au cours des premières improvisations, les personnages de la pièce portaient les mêmes prénoms que ceux du film.
Petit à petit, on a imaginé d’autres scènes, qui ne seraient pas évoquées dans le film, qui auraient eu lieu avant ou après. A partir de ce moment là, on était plus réellement dans le film, mais autour, en restant attaché à la psychologie des personnages, aux situations. Peu à peu, on s’est détaché du cadre du film ; on a changé les prénoms, pour que les acteurs ne soient pas collés aux personnages du film. Je n’avais pas spécialement demandé aux acteurs de voir le film. On travaillait avec le scénario, mais pas avec le film en tant que tel.
On était comme des enquêteurs qui cherchaient à étudier les dialogues, à observer comment les gens se parlaient, de quoi ils parlaient, qu’est-ce qu’ils avaient en tête quand ils disaient telle réplique, etc. A la fin, on ne pensait même plus au film, et à un moment on en a même plus parlé du tout. Et c’est important de s’en détacher, justement parce que c’est un film culte. Personnellement, je n’ai jamais été dans un rapport de fascination à l’égard du film ; si j’avais été trop fascinée, je n’aurais pas pu en faire une pièce.
Dans votre mise en scène, vous avez recours à la vidéo. Est-ce que c’était une astuce pour sortir de l’appartement et inclure des scènes extérieures, ou est-ce qu’il s’agissait de faire écho au matériau à la base de votre pièce ?
J’avais déjà utilisé la vidéo dans un précédent spectacle qui n’était pas du tout adapté d’un film, et je la réutiliserai dans ma prochaine pièce, qui elle aussi n’est pas tirée d’un film ; c’est donc surtout un procédé qui m’intéresse en tant que tel.
Ma culture personnelle est nourrie par le cinéma. Mais j’ai effectivement senti très vite la contrainte des scènes extérieures. S’inspirer de La Maman et la Putain, c’était mettre en scène des gens chez eux, mais aussi dehors, et il aurait été trop artificiel de mettre un décor de café sur une scène de théâtre.
J’ai tout de suite su que l’action se passerait dans un appartement et j’ai tout de suite su qu’elle aurait aussi lieu à l’extérieur, mais pas nécessairement dans des cafés, récurrents dans le film d’origine. Je savais que j’allais avoir besoin d’un dehors et que c’est la vidéo qui allait me permettre des ellipses, des envolées, des visions, etc. J’ai donc eu très tôt l’intuition qu’il faudrait de la vidéo dans la pièce.
Votre pièce reprend l’action de La Maman et la Putain, mais dans un contexte contemporain.
Transposer le film dans notre époque actuelle était la condition pour que la pièce se fasse. Certes, au cours des préparatifs, on a évoqué les années 1970 et le contexte post-68, mais il fallait surtout que les acteurs s’inspirent des personnages du film, de leur façon de penser, de leurs aspirations, de leurs envies et de leurs idéaux, pour créer de nouveaux personnages propres à la pièce.
Est-ce que la pièce se veut une réflexion sur les idéaux de mai 68 et leur mise en pratique à l’époque actuelle ?
Bien sûr, on a eu beaucoup de discussions sur les mentalités de mai 68. On s’est demandé qu’est-ce qui pourrait, de la même manière, être subversif aujourd’hui, et on a cherché des équivalents actuels. On a eu surtout eu des discussions de ce type à n’en plus finir, et à la fin de ces discussions, une même volonté revenait : celle de se détacher des années 1970 et de la société de l’époque. On voulait éviter de faire une pièce aux allures d’étude sociologique sur une question du type : « Qu’en est-il des idéaux de mai 68 aujourd’hui ? ».
En fait, j’en sais rien de ces choses là. Notre projet, c’était plus simplement de prendre cinq individus, de regarder au plus près comment ils vivent, en se disant comme Eustache que, peut-être, en passant, on trouverait une part de vérité.
Quelle place accordez-vous au corps dans la mise en scène ?
On a chacun un rapport très intime à notre corps... Le fait d’avoir travaillé à partir d’improvisations a contribué au fait que la place du corps est devenue primordiale, dans le sens où les acteurs ont beaucoup écrit de monologues intérieurs, des textes sur la vie des personnages, si bien que lorsqu’ils arrivaient sur le plateau, ils se posaient même plus la question de jouer, d’être vrai face aux spectateurs, ils avaient vraiment des choses, des conflits à régler, et c’est avec le corps qu’ils essayaient d’entrer dans les problèmes des personnages.
Sur le plateau, ça crée un état où les acteurs font totalement confiance à ce qui arrive à leur corps, où plus rien n’est prémédité. Il y avait quelque chose d’instinctif dans leur jeu lors des improvisations, et c’est ça qu’il faut retrouver à chaque représentation, sur scène, une fois que le texte est fixé, il faut constamment essayer de se détacher des habitudes prises au cours des répétitions pour que le corps suive son instinct présent.
Ces corps, est-ce que vous les mettez en scène différemment sur scène et devant la caméra, lors des extraits projetés pendant la pièce ?
La différence majeure, c’est que dans les scènes filmées, les acteurs ne sont jamais cadrés intégralement, alors que sur la scène ils apparaissent en entier devant le spectateur. Toutefois, les acteurs jouent relativement de la même manière, dans le but d’être le plus vrai possible ; ils travaillent de la même manière quand ils sont filmés que lorsqu’ils sont sur le plateau.
Bien sûr, l’épreuve du plateau est de fait différente : chaque soir, c’est une épreuve différente, avec une salle différente, un espace différent. Mais ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait le moins de rupture possible entre la vidéo et le jeu sur le plateau. En fait, le procédé qu’opère le spectateur quand il regarde la vidéo ou la scène devant lui est le même : il est une caméra, il cadre telle ou telle chose, il se concentre sur telle ou telle partie du corps, sur tel ou tel objet. En cela, les acteurs font confiance aux spectateurs, ils font confiance en leur capacité à cadrer tel ou tel détail, à voir ce qu’ils voulaient qu’ils voient.
Pour faire court, ce que je cherche, c’est qu’il y ait le moins de différences possibles entre les scènes filmées et les scènes sur le plateau, et ça passe par une dé-théâtralisation du jeu sur le plateau.
Du coup, est-ce que c’est important pour vous d’aller chercher le spectateur, d’attraper son regard ? Est-ce que vous avez cherché à impliquer le spectateur dans la mise en scène ?
Pour moi, si les acteurs font œuvre d’une certaine présence sur le plateau, cela peut créer une forme de fascination chez le spectateur, donc une forme d’immersion, donc une forme d’inclusion.
Finalement, ce n’est pas réellement aux acteurs de chercher à susciter l’intérêt des spectateurs, c’est plus mon travail, et ça passe par le rajout d’une voix-off, d’une vidéo qui vient relancer le rythme de la représentation. Pour qu’ils soient justes, pour que les acteurs fascinent et immergent le spectateur, il ne faut pas qu’ils aient conscience de créer quelque chose ; c’est plus moi en tant que metteure en scène qui essaye de créer ce type d’effet, tout en acceptant que ça m’échappe.
Comment arrivez-vous à cadrer le regard du spectateur ?
Difficile de répondre précisément, ce n’est pas nécessairement quelque chose que l’on fait consciemment... C’est plutôt intuitif, et je n’ai pas vraiment les outils pour répondre... Je pense qu’il s’agit de créer un effet de gros plan dans le regard du spectateur qui, en soi, peut regarder toute la scène. En fait, il ne faut pas oublier que chaque spectateur est un cadreur. Moi-même, il y a des soirs où je cadre différemment la représentation, alors que je connais la pièce par cœur.
Qu’est-ce qui explique que tel acteur, un soir plutôt que les autres, a plus de présence que d’habitude ? Et qu’est-ce qui explique qu’un soir je me rends compte que je ne cadre qu’un seul acteur, que je le regarde lui plutôt que les autres ?
A ce moment là, quand je suis rivé sur un acteur, ça veut dire que je l’ai cadré en gros plan. C’est pour ça aussi que c’est important de créer une proximité entre les spectateurs et le plateau, car c’est cette proximité avec les visages et les corps qui permet ces gros plans et cette immersion.
Photos prises par Elizabeth Carecchio,Clémentine Odion
Interview réalisée par les élèves de l’option cinéma d’hypokhâgne et de khâgne du lycée Berthollet d’Annecy.
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