> Mag > Cinéma > Rencontre entre ars et technè au Musée des Confluences
Indifférence ou inspiration, haine ou fascination : quels liens ont pu unir et désunir l’artiste et la machine ? Quels rapports entretient l’art avec la machine ; c’est à cette interrogation, peut-être pas si évidente qu’il n’y paraît, que tente de répondre l’exposition temporaire sobrement intitulée « L’art et la machine », présentée au Musée des Confluences depuis le 13 octobre dernier. A l’arrivée, mission accomplie et bon compromis, entre esprit de synthèse et propos nuancés sur ces rapports complexes et équivoques. A découvrir pour les retardataires jusqu’au 24 janvier.
Lumière vs. Méliès en guise de mise en bouche
L’entrée de l’exposition est discrète, d’une sobriété presque froide, à l’image du Musée des Confluences dans son ensemble, relativement peu mise en valeur, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer devant l’omniprésence des affiches et campagnes promotionnelles dans les rues et les stations de métro lyonnaises. Le parcours s’ouvre avec L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895), l’un des premiers films des frères Lumières et de l’histoire du 7e art. Une manière de rappeler, encore une fois, aux plus étourdis que Lyon est bien le berceau du cinéma ?
Mais cette pointe de chauvinisme lyonnais est vite balayée : arrive immédiatement en contrepoint un second court-métrage, Voyage à travers l’impossible (1904) de George Méliès, autre père fondateur et alternative merveilleuse au rationalisme des Lumières, où on retrouve les mêmes thèmes et motifs ferroviaires en arrière-plan. Le train : symbole de la technique par excellence, machine des machines, peut-être celle qui trouve le plus de représentations dans les arts, de la peinture au cinéma (songeons, quelques années après les Lumière et Méliès, à Buster Keaton par exemple). Belle entrée en matière.
La machine : objet de fascination, synonyme de perdition
Un des pièges dans lequel l’exposition aurait pu tomber, c’est celui d’une opposition schématique et limitée entre les « pour » et les « contre », les pro-machines d’un côté et les anti de l’autre. L’écueil est largement évité, notamment parce que les concepteurs ont su mettre en avant les nuances au sein de chacune des tendances. Les artistes témoignant d’un même rapport de fascination à l’égard de la machine sont ainsi plutôt présentés du point de vue de ce qui les différencie (et fonde donc la singularité de leur regard) que de ce qui permettrait à première vue de les rassembler sous un terme générique de « mécanistes », alors devenu trop réducteur. Car là où un Marcel Duchamp intellectualise son rapport à la machine, convoquant une foule de concepts derrière une œuvre en apparence enfantine comme Roue de bicylcette (1913), Picabia au contraire l’utilise dans une perspective dadaïste et ludique (c’est sans doute le plus évident dans son Portrait de Jacques Hébertot, 1924).
A l’opposé, parmi les artistes qu’on pourrait faire aller de concert en leur prêtant un identique rejet à l’égard de la machine, on retrouve différentes visions qui s’entrecroisent. Il y a l’artiste qui fonde son inquiétude sur l’observation du nouveau rapport techniciste de l’homme du XXe siècle avec le monde, y voyant alors pour l’espèce humaine une évolution décisive – c’est L’Homme au marteau-piqueur (1958) de Boris Taslitzky, où la machine constitue un nouveau membre, une quasi-excroissance du corps humain. Il y a aussi ceux qui prodiguent l’anéantissement, la fin du règne mécanique – César, au travers de ses compressions de voitures, renvoie la machine à ce qu’elle est originellement : un amas métallique, de la matière avant d’être un objet technique.
Il n’échappera pas à l’amateur d’art que l’exposition fait la part belle aux avant-gardes : le futurisme et son exaltation du dynamisme et de la modernité de la Belle époque est logiquement présent, en peinture comme en sculpture avec L’Hommage à Blériot (1914) de Robert Delaunay, l’Autombolile in corsa (1912-1913) de Luigi Russolo ou le Cheval majeur (1914) de Raymond Duchamp-Villon. L’exposition s’appuie sur des œuvres de maîtres, à l’image de Monet, dont les visiteurs pourront admirer son impression de La Gare d’Argenteuil (1872). On pourra peut-être néanmoins regretter le fait que l’exposition ne s’égare pas en dehors du sentier de la stricte représentation de la machine et de la technique. Les tableaux peints au milieu du XIXe siècle par l’école de Barbizon par exemple, centraux dans l’histoire du genre pictural du paysage, représentent certes des paysages, des scènes campagnardes en plein air et non des machines à proprement parler ; il n’en reste pas moins que ce choix en faveur de la nature et de la ruralité se fait en réaction à l’industrialisation croissante que constatent et déplorent ces peintres, de Corot à Théodore Rousseau.
Les arts et la technique réunis
Un des points forts de l’exposition réside dans la très grande diversité des disciplines artistiques convoquées, de la peinture à la sculpture, des arts traditionnels aux arts plastiques contemporains. Le cinéma y trouve alors une place de choix, notamment dans l’une des dernières salles où est proposée une filmographie d’une vingtaine d’extraits de films, offrant une vision assez complète du traitement réservé à la machine dans l’histoire du 7e art, qu’elle soit présentée comme source d’asservissement dans Les Temps modernes (1936) de Chaplin où la machine vient littéralement casser, démolir les travailleurs, incontrôlable dans 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968) de Kubrick ou dépeinte sous le filtre de la fascination dans L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov. Ratissant large, de la science-fiction (Retour vers le futur 2, Planète interdite) aux classiques d’auteurs (La Bête humaine de Jean Renoir, Mon Oncle de Jacques Tati), des succès récents (Hugo Cabret de Scorsese) aux chefs d’œuvre oubliés (Le Chant du styrène, superbe court-métrage d’Alain Resnais où se déroule sous le commentaire en alexandrins de Raymond Queneau le processus de fabrication des objets en plastique), cette partie qui lie cinéma et technique est une réussite majeure de l’exposition.
Elle permet surtout l’éclosion d’une réflexion tout à fait pertinente sur la question de la dualité « art/machine » car, si le cinéma met bien en scène la technique au cours des films évoqués au-dessus, la technique elle-même sert le cinéma et la photographie, formes d’expression artistique qui sont avant tout le fruit de progrès et d’objets techniques (le cinématographe et l’appareil photo). Il en résulte une mise en abyme complexe, sur fond de relation triangulaire, où l’art représente la machine en même temps qu’il est lui-même machine ; tout cela expliqué grâce aux moyens de la technique (les écrans tactiles sur lesquels sont projetés les extraits de films, illustration de la technique qui investit depuis quelques années les expositions, les musées, lieux d’art par excellence).
Hétérogénéité des supports artistiques donc, qui d’ailleurs ne sont pas seulement artistiques. La frontière entre machine et œuvre d’art se fait floue, et sont également intégrées dans l’exposition un bon nombre de machines en tant que telles, qu’elles fussent ingénieuses (la machine à statistiques d’Hollerith, inventée en 1889 dans le but de trier et additionner des cartes pour faciliter le dépouillement du recensement de la population américaine) ou plus farfelues (La Méta-maxi de Tinguely, 1986).
L’exposition en vient donc à rapprocher au sein d’un même espace les deux notions traditionnellement jumelles de l’art et de la technique, et si ce questionnement philosophique, et notamment sur les fondements de la distinction entre l’artiste et l’artisan, est à peine évoqué ici, il est confié, clés de compréhension en main, à la réflexion du visiteur.
Exposition temporaire