> Mag > Musique > Retour à la Source
Bravant la neige, nous nous dirigeons vers la Source. Une invitation à réchauffer la rudesse de l’hiver grenoblois, ça ne se refuse pas, surtout quand c’est un jeune homme de presque 75 ans, batteur de l’immense Fela Kuti qui s’y colle, j’ai nommé : Tony Allen. Pour vous situer l’affaire, d’entrée de jeu : ce soir, un des meilleurs musiciens d’Afrique, autrement dit du monde, pose ses valises au pied du Vercors.
La première partie est assurée par Sir Jean, accompagné de Jo Cocco à la guitare. Je connaissais déjà le premier, je découvrirai le second. Il y a foule au bar, d’habitude ça m’énerve, mais là, je me dis : bon signe. Attachez vos ceintures, il est 20 heures 30, nous décollons.
Pour la première partie, le Real Acoustic Sound se défend plus que bien. Devant une salle qui se remplit doucement mais sûrement, Sir Jean assure le show, entre chant reggae planant et imprécations scandées. Si les thèmes abordés ne sortent guère des sentiers battus du reggae (Jah, l’Afrique... et les cigarettes qui font rire), on appréciera la signature vocale du chanteur, au timbre légèrement éraillé, qui ne rend son interprétation que plus convaincante.
Une grosse découverte : Jo Cocco, le guitariste, au jeu tout en subtilité, qui parvient brillamment à éviter l’écueil, pourtant classique et ô combien casse-gueule, du faire-valoir-qui-fait-la-pompe-à-la-guitare. D’une grande variété (et nappées de quelques couches d’effets sonores discrets mais efficaces), les compos passent sans peine du reggae roots le plus pur au swing et à une légère touche de funk (certains riffs ne sont pas sans rappeler le Keziah Jones des grands jours), avec des passages par le ska et des intros qui évoquent parfois, par leurs notes aiguës, la kora d’Afrique.
L’entente entre les deux musiciens est palpable : ce n’est pas simplement, comme cela s’est vu tant (trop ?) de fois, un chanteur accompagné d’un guitariste, c’est un duo, un vrai, et là réside à mon avis le point fort de ce tour de chant. Plutôt sage au début, la prestation prend de la couleur, de la chaleur ; Sir Jean prend des risques, fait participer le public, et l’affaire se conclut par une reprise de « Crazy Baldheads », connu de tous mais pas forcément le plus évident à rejouer, histoire de fêter dignement les 70 ans de Bob Marley, qui tombaient aujourd’hui. Happy birthday Bob, et ne t’en fais pas, la relève est assurée. La boucle est bouclée, et la salle est pleine. Ça commence très bien.
Le temps d’une courte pause, la scène est installée, la batterie trône au milieu, les musiciens (un line-up de 6 poly-instrumentistes en renfort de Tony, j’y reviendrai tout à l’heure) arrivent sans se presser., et ça commence, sans fioritures. Le ton est donné : installons-nous et ouvrons grand nos oreilles, maître Allen va nous donner une leçon magistrale.
Une leçon de quoi ? Eh bien, de groove, de classe, de rythme, pas nécessairement endiablé, mais toujours percutant. Dès le départ, les fondamentaux de l’Afro-beat sont là : une section rythmique impeccable (Tony à la batterie, bien sûr, avec un percussionniste aux congas, bongos et autres joujoux tous plus épatants les uns que les autres, et une basse volontiers minimaliste mais omniprésente), une guitare tout ce qu’il y a de plus funky, grattée dans la décontraction mais qui nous réserve quelques passages plus pêchus de fort haute tenue, des cuivres chaleureux et majestueux, mais jamais pompiers (mention spéciale au saxophoniste, totalement immergé dans le trip, au point de se laisser aller à quelques petits jeux de jambes), et des nappes de synthé bienvenues pour ajouter un supplément d’âme et d’atmosphère à la fine équipe (quand je dis « atmosphère », je parle des sifflements du Mellotron et du ronronnement bien chaud et bien gras du Korg MS 20 –si vous pratiquez un peu High Tone, ça vous dira quelque chose).
Concrètement, qu’est-ce que ça donne ? Alors, on alterne entre le groove peinard, posé tranquillement sur un lit de breakbeats parfaitement calibrés, et les passages plus festifs, où le tempo se fait plus pressant, et où les cuivres crachent des leitmotivs imparables et se livrent à de brillantes improvisations.
Les musiciens s’échangent parfois les instruments avec un naturel déconcertant : le trompettiste troque son cornet à piston pour des percussions, ou souffle de temps en temps dans un melodica, et le saxophoniste passe derrière le Korg.
Les riffs de guitare tombent pile au bon endroit au bon moment, et viennent donner à l’ensemble le coup de fouet qu’il faut. Les morceaux s’enchaînent sans bla-bla, les ouvertures sont nettes et sans bavures, et dès les premiers coups de baguettes sur les charleys, on salive par avance.
Ça transpire la bonne humeur, le plaisir de jouer, et en même temps la technique est parfaitement maîtrisée, ces gars ont du métier et ils le savent, mais ça reste cool, détendu. Un sans faute. On se surprend (ou pas !) à battre la mesure, voire à tapoter dans le vide sur une batterie invisible : ça s’écoute par les oreilles, mais aussi par les pieds, l’Afro-beat c’est exactement ça. Le public ne s’y trompe pas : la fosse se remplit bien vite et on commence à danser, on s’enjaille, comme on dit. Seul petit regret : les passages chantés sont sous-mixés, ce qui crée un vrai contraste par rapport à l’album studio (il fallait bien râler un peu tout de même : voilà, c’est fait). Le set monte en puissance tranquillement, de manière presque imperceptible, avec ce qu’il faut de rythme et de liberté.
Depuis 2010, La Source, à Fontaine (à 5 stations de tramway de la gare de Grenoble), se veut un « lieu de toutes les musiques »avec la particularité de réunir dans un même bâtiment et un même projet d’établissement les activités d’enseignement musical du Conservatoire à Rayonnement Communal de Fontaine (350 élèves), l’accompagnement des pratiques musicales à travers des studios de répétition et la diffusion / création de spectacles dans trois salles aux configurations et acoustiques très différentes (Auditorium acoustique de 120 places, club l’Ampli de 230 places debout et une grande salle modulable de 430 places assises ou 610 en assis/debout).
Avec 20.000 billets délivrés en 2014, La Source a progressivement trouvé sa place dans le paysage musical et dans une agglomération grenobloise à l’offre culturelle pléthorique. Le programme semestriel alterne découvertes et talents confirmés dans une grande diversité d’esthétiques musicales allant de la création électro-acoustique aux musiques amplifiées, en passant par le classique ou les musiques du monde. De quoi faire du bien aux oreilles !
Et Tony Allen, dans tout ça ? Comme je le disais, il trône, il dirige. Ce n’est pas un soliste, c’est un chef d’orchestre. Son coup de baguette est parfaitement assuré, précis, fin et entraînant à la fois. Pas de virtuosité gratuite, et par conséquent vulgaire, pas d’exhibition tapageuse : le spectacle, c’est dans les oreilles que ça se passe, et en l’occurrence nos oreilles sont servies. Tony, c’est le papa, le patriarche qui regarde jouer ses gosses, décontracté, sûr de lui. Quoi, c’est tout ? Oui, mais justement, c’est déjà tellement ! Dans un monde musical où c’est à qui sera le plus voyant, le plus bruyant, le plus bling-bling, un tel talent sûr de son bon droit, sans esbroufe, ça fait du bien et ça rassure, parce que c’est la base.
« Film of Life », tel est le titre du nouvel album de Tony Allen. Et question cinématographie, le combo se paye même le luxe de nous offrir une dose de suspense, avec un finale nettement plus nerveux, plus speed, plus tendu, où le côté groovy des licks de guitare se mêle à une ambiance nettement plus étrange, presque oppressante, avec des sirènes stridentes qui sortent des synthés : nous voici embarqués dans une espèce de course-poursuite en compagnie d’un « Shaft » du bled, à toute berzingue dans les rues de Lagos. Une baffe inattendue, absolument splendide, et je signale au passage que l’excellent éclairage de la Source y est pour beaucoup. Les filtres doux et mauves cèdent la place à des flashes rougeâtres, teigneux et dépouillés : on y croit, on est au Nigéria, on est dans l’Isère, on ne sait plus trop, d’ailleurs on s’en fout un peu. Le public est debout et c’est plus que mérité.
Une soirée marquée par les vibrations protéiformes d’un monstre sacré de la musique, qui n’a plus rien à prouver mais qui arrive encore à surprendre, en compagnie d’un line-up de première bourre, à qui il a laissé une belle marge de manoeuvre, ce qui d’après moi est la vraie signature d’un grand leader. Plus qu’un concert, un trip. Et n’oublions pas la première partie, qui s’est acquittée très honorablement de la dure tâche d’ouvrir le show. Pas évident de précéder un monument pareil, et pourtant c’était chose faite, et bien faite. Quand nous sommes ressortis, la neige avait un peu fondu. Coïncidence ? Je ne crois pas.
Photos prises par Sébastien Cholier