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Lucky [1] de John Caroll Lynch est le parcours spirituel d’un vieil homme qui est soudain confronté à l’annonce de l’imminence de sa mort. Les interrogations existentielles fusent dans son esprit tourmenté par la crainte et l’effroi, Lucky ne trouvera apaisement que dans une philosophie si proche de celle d’Épicure (-342 à -270 av. J.-C.) qu’on croirait en entendre des maximes dans sa bouche.
Au début, les journées de Lucky ne sont rythmées que par les mêmes gestes machinaux, répétitifs. Cigarette, musique, toilette, verre de lait, exercices de yoga, chemise et chapeau, un rituel systématique pour se préparer à des journées toutes semblables où il croise toujours les mêmes personnes avec qui il n’échange jamais que les mêmes blagues.
Le film est avant tout un récit initiatique dans lequel Lucky, soudain frappé par le rappel de son destin funeste lors d’une chute à domicile due à la fatigue de l’âge, est mis à l’épreuve de sa tragique fatalité dont l’écho le hante. Cette chute résonne en lui comme l’annonce de sa mort imminente dont il devra supporter la pensée indéfectible. D’abord, il réagit avec haine et violence, se prêtant volontiers à une altercation aux causes futiles. Puis, il ressasse le temps passé, se souvient avec mélancolie de ses années de guerre en compagnie d’un ancien marines. Il regarde de jeunes amants s’embrasser avec le ressentiment d’un homme conscient qu’il ne sera plus jamais jeune, et que l’envie rend sombre et cynique. Mais surtout, comme il le confesse discrètement à l’oreille de son amie, il a peur. Et c’est de cette crainte de la mort que viennent tous ses tourments.
On prononce de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre, non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’il est douloureux de l’attendre (Épicure, Lettre à Ménécée)
L’apprentissage que fera Lucky au long du film, c’est celui d’accepter sa mort avec l’humilité d’un homme qui se sait vain et éphémère. Cette vérité qui lui est apparue au moment de sa chute, il doit la regarder avec réalisme ; un mot auquel il semble si attaché qu’il en répète insatiablement la définition à ses amis. Le réalisme c’est accepter une situation telle quelle, sous-entendu, accepter la mort avec sagesse. Car souvent, à cette tragique pensée, l’homme préfère se convaincre qu’il existe une vie après la mort, un au-delà paradisiaque, et par cela, il se convainc aussi que notre réalité n’est qu’un « ici-bas », un passage obligé qu’il faut subir avec soumission pour espérer atteindre l’au-delà. Lucky accepte avec réalisme la vérité qui est la vanité de son existence.
Une des dernières scènes du film donne, à travers les paroles de Lucky, toutes les clefs de la philosophie d’Épicure ; plus encore, elle nous donne la sensation de son application par empathie pour le personnage. John Caroll Lynch transmet adroitement tout l’esprit et la pensée d’Épicure à travers quelques paroles simples et limpides, engainées dans une situation dramatique sublime.
Lucky est confronté à une amie serveuse qui lui demande, par respect du règlement, de ne pas allumer sa cigarette dans son bar. Il va sans dire que cet intérêt pour le règlement passe aux yeux de Lucky pour un souci d’une futilité et d’une vanité absolue. Alors il rappelle à la serveuse et aux autres clients que tout est voué à disparaître, autant lui qu’eux et que sa cigarette, dans un néant insondable, un « rien » si parfait qu’il est difficile de trouver un mot pour le définir. A l’annonce de ce tragique destin, la serveuse lui demande comment peut-on vivre avec l’idée d’être voué à mourir. Et la réponse de Lucky témoigne de son évolution depuis le début du film, où, tourmenté par la crainte, il aurait sans-doute répondu avec cynisme ; maintenant, il préfère « sourire » . Et en effet, la grande idée d’Épicure est qu’il faut s’affranchir de la peur de la mort qui insuffle souffrances et tourments à l’âme. Aux yeux d’Épicure, il est absurde d’accorder tant d’intérêt à la mort car « tant que nous existons nous-même, la mort n’est pas, et quand la mort existe, nous ne sommes plus » (Épicure, Lettre à Ménécée), elle est donc un concept étranger à l’existence. La santé de l’âme naît de l’instant où on accepte la mort au point de n’y plus penser, de ne plus ni la craindre ni l’attendre. Plus que de nous apporter un éclairage sur cette pensée d’Épicure, Lucky nous en donne, par identification au personnage, la sensation, l’expérience. Ce que la philosophie nous fait comprendre, l’art nous le fait ressentir.
Ce sourire qui se dessine sur le visage de Lucky lorsqu’il accepte la mort, c’est l’image du bonheur Epicurien. Comme Lucky à la fin du film, Épicure est le philosophe qui ne cherche pas le bonheur dans l’opulence, la luxure, le pouvoir ou la gloire, mais qui soutient l’idée que le bonheur nait simplement de l’absence de souffrances - parmi lesquelles, la crainte de la mort - et que pour évincer les souffrances, la sobriété d’une vie où l’on ne se soucie que de satisfaire ses besoins essentiels suffit. Cette conception du bonheur et de l’existence font d’Épicure le penseur de la sobriété heureuse. Le bonheur n’est pas une quête, il nait naturellement de l’absence de souffrance, ce qu’Épicure appelle l’atarxie ; Lucky est le récit d’un homme qui s’affranchit de ses souffrances.
La paix qu’a trouvée Lucky a la fin du film, c’est celle qu’a voulu nous enseigner Épicure. S’il est bon de lire Épicure pour comprendre cette philosophie, voir Lucky nous permet de la ressentir de manière abstraite et indicible, par nos impressions et nos émotions qui contiennent toujours plus de vérités que notre intelligence. Ce film est un conte philosophique d’une rare délicatesse qui ranime habilement les valeurs fondamentales d’une des plus nobles sagesses grecques.
Lettres et Maximes, par Épicure, IVe siècle av. J.-C. Traduit du grec par Octave Hamelin et Jean Salem. Librio, Editions Nathan pour les Lettres 2009
[1] Sorti le 13 Décembre