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The hope six demolition project

mardi 26 avril 2016 par Pierre Chamot rédaction CC by-nc-sa

Chronique

Artiste habitée et protéiforme, PJ Harvey a changé de cap à chaque album, explorant multiples dérivés du rock à travers son propre prisme, si particulier. Le dernier album ajoute à cette démarche un aspect documentaire.

Les débuts presque grunge avec Dry et Rid of Me (1992-93) laissent la place au glam-folk sur l’album désormais mythique To Give You My Love en 1995.

On la retrouve ensuite perdant son chemin avec délice dans des labyrinthes electronisants (Is This Desire ?, 1998), puis dérivant vers un songwriting pop grand et fier (Stories From the City, Stories From the Sea, 2000) et enregistrant tous les instruments elle-même sur Uh-Uh Her (2004).


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En 2007, le changement de cap se fait encore plus brusquement avec l’album White Chalk où on la retrouve débarrassée de toute guitare rock : l’album est concentré sur le piano entouré de divers instruments baroques, et les chansons, toutes en nuances, sont habitées par l’intériorité insondable de cette grande dame. La violence y est encore puissante mais intériorisée, étouffée et implicite. On la retrouvera, cette fois doublée de colère, dans les paroles de l’album suivant, Let England Shake (2011), mêlant récits de première guerre mondiale et constats politiques sur son Angleterre natale. Grâce à cet album, Polly Jean devient la première artiste britannique à obtenir le prestigieux Mercury Prize deux fois (pour Stories From the City... puis Let England Shake, dix ans après), ce score étant inégalé à ce jour.

Un album attendu

Le premier extrait de l’album, The Wheel, est porté par un son à mi chemin entre le rock de ses débuts et la folk planante de Let England Shake. Ici, il est question d’enfants disparus. Polly nous décrit une scène où les enfants jouent sur une balançoire tournante. Elle les observe de loin, et les voit tourner, puis disparaître, cachés par une voiture, puis réapparaître. « Maintenant vous les voyez, maintenant vous ne les voyez plus » [1]. On ne comprend véritablement la métaphore qu’au refrain : « Hé, petits enfants, ne disparaissez pas / J’ai entendu dire qu’ils étaient 28 000 / Perdus sur cette roue qui tourne » [2]. Ces enfants sont « perdus » dans la roue meurtrière des conflits internationaux, qui tourne inlassablement.

Musicalement, le titre est porté par le saxophone de Polly Jean, qui sera d’ailleurs l’instrument principal de cet album, comme l’étaient l’auto-harpe pour Let England Shake ou le piano pour White Chalk.

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En témoignent les nombreux solos, comme celui, poignant, de Dollar, Dollar ou encore Ministry of Social Affairs, où la grande dame s’autorise un écart sublime avec un solo proche du free-jazz. Le titre est d’ailleurs construit autour d’un sample de That’s What They Want [3] qui témoigne que le son brut de l’album s’est éloigné du virage aérien entamé avec les deux derniers albums. Il en emprunte encore toutefois certaines caractéristiques, comme l’auto-harpe angélique de Let England Shake (Near The Memorials To Vietnam & Lincoln) ou la voix lyrique haut-perchée de White Chalk (A Line in The Sand, River Anacostia) mais le mal est fait et PJ ne reviendra pas sur sa colère.
Sur River Anacostia, accompagnée d’un chœur masculin, elle reprend le chant Wade in the Water [4], et le met en parallèle avec les problèmes de pollution et déchets déversés dans l’eau.

L’ensemble de l’album reste très charnel malgré ses paroles presque désincarnées. Ceci crée un contraste qui, de toute manière après quelques écoutes n’en est plus un : aussi descriptif qu’il soit, l’anglaise est concernée par son propos et le ton choisi ici ne trompe personne.

Le titre de l’album quant à lui emprunte son nom au projet « Hope VI », plan d’urbanisation lancé aux Etats-Unis en 1992 pour regrouper plusieurs communautés et agglomérations, qui s’est rapidement transformé en plan de démolition des zones sensibles des grandes villes américaines, dont celle de Washington D.C., que PJ est allée visiter.
L’album est d’ailleurs entièrement construit autour des voyages effectués par Polly Jean, à Washington donc, mais également en Afghanistan et au Kosovo. Les paroles sont très souvent descriptives, témoignant de scènes auxquelles PJ assista durant ses voyages, et l’ensemble de l’album forme une sorte de journal de bord.
Chain Of Keys décrit la visite de maisons abandonnées par une vieille dame essayant de continuer de vivre dans cet endroit pourtant désert, Dollar, Dollar nous fait regarder un enfant mendiant perdu dans le tumulte de la ville, River Anacostia nous décrit une vision de Jésus essayant de marcher sur de l’eau polluée…

Une écriture reportage

Il y a également des paroles rapportées : sur le premier titre, The Community of Hope, Polly chante les explications de son guide lors de sa visite à Washington, décrivant les endroits un à un en émettant un avis, forcément subjectif :« Ici c’est le quartier des drogués, ce sont juste des zombies, mais c’est la vie / Cette école ressemble à un trou à merde / Est-ce que ça a l’air d’être un endroit agréable ? » [5]. Elle s’en protège pourtant, en essayant de garder cette distance descriptive : « Du moins, c’est ce que l’on me dit » [6].

Les paroles rapportées sont en italique dans le livret : ceci permet de bien les différencier des autres, ce que certaines personnes n’ont pas fait. Cela a donné lieu à plusieurs incompréhensions et attaques virulentes de la part de certains élus de Washington, n’ayant pas totalement compris la démarche de PJ dans The Community of Hope.


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A Line in the Sand est quant à elle construite entièrement à partir de paroles rapportées, probablement celles d’un secouriste humanitaire dans un camp de migrants. Celles-ci figurent parmi les plus poignantes de l’album : « Lorsque nous sommes arrivés au camp, nos ressources ne suffisaient pas / j’ai vu une famille déplacée mangeant le sabot d’un cheval froid / Nous avons installé des tentes, amené de l’eau, des parachutages ont été dispersés et j’ai vu des gens tuer d’autres gens juste pour y arriver en premier » [7].

C’est à travers ce genre de punchline, présentes aux recoins de chaque couplet, que l’on comprend que l’album est marqué par une colère ici exposée sans fards, évitant malgré tout le piège du pathos et de la super-production musicale, restant à l’échelle humaine.

L’album est également caractérisé par son mode d’enregistrement inédit, puisque réalisé en présence du public lors de sessions accueillies par la Somerset House, où les gens pouvaient regarder travailler, à travers les vitres, Polly Jean et ses proches collaborateurs Flood et John Parish. On raconte que The Hope Six Demolition Project pourrait également faire l’objet d’un documentaire, qui porterait autant sur son mode d’enregistrement novateur que sur les multiples voyages et la création des chansons. De quoi mettre un cadre visuel pour nous faire apprécier encore plus cet album remarquable et poignant.

Notes

[1Now you see them, now you don’t

[2hey little children, don’t disappear / I heard it was 28 000 / lost upon the revolving wheel

[3de Jerry McCain, harmoniciste de blues américain

[4negro spiritual associé au groupe Underground Railroad qui se chargeait au 18e siècle de conduire clandestinement les esclaves américains au Canada ou au Mexique, où l’esclavage était illégal

[5Now this is just drug town, just zombies but that’s just life / and this school looks like a shithole / does that look like a nice place ?

[6At least, that’s what I’m told

[7When we first got to the camp, our supplies were not enough / I saw a displaced family eating a cold horse’s hoof / We set up tents, brought in water, airdrops were dispersed and I saw people kill each other just to get there first

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