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Un autre rap est possible

vendredi 1er décembre 2017 par Willy Wax rédaction CC by-nc-sa

Compte-rendu

Grosse session Hip-Hop jeudi dernier à la Source. A l’affiche, deux combos emblématiques d’un rap indé­pendant, auto­gestionnaire, mature et sans compromis. On attaque avec La Rumeur, pilier du rap underground et radical depuis deux décennies, et on poursuit avec La Canaille, combo hybride et viscéralement libertaire à la poésie engagée. Retour sur un concert chaud bouillant.

Le show est précédé d’un temps d’échange à l’auditorium de la Source entre Marc Nammour, le MC de La Canaille, et des jeunes de Fontaine. La discussion tourne autour de l’écriture, du parcours personnel de l’invité, ainsi que du difficile parcours artistique de quiconque veut se lancer dans le rap. L’écoute, le respect et la convivialité sont au rendez-vous, et permettent de mieux appréhender un artiste qui s’avère accessible et attachant.

On ne présente plus la famille

Après quelques péripéties logistiques et avec un peu de retard, c’est La Rumeur qui ouvre les hostilités devant une salle déjà pleine. Le public est varié, très mixte, du petit jeune à l’auditeur de la première heure, du père de famille tranquille à l’anar en goguette. Après une intro scratchée du légendaire Kool M (souvenez-vous, les compilations « Back To The Beat » !), Ekoué, Hamé et Le Bavar entrent en scène et attaquent sec.


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La rumeur - la Source@Fontaine, nov 2017
© L. Bosc - La Source

Précédée par sa réputation de groupe allergique aux concessions et prêt à monter au créneau pour défendre ses idées (ce qui leur a valu des poursuites à faire passer les déboires de NTM pour une aimable promenade de santé), revenue de différents projets solo et filmiques (l’excellente mini-série De l’Encre et le long-métrage Les Derniers Parisiens, avec les fidèles Reda Kateb et Slimane Dazi) et avec un nouvel album prévu pour 2018, La Rumeur repasse dans la région grenobloise et frappe fort avec un florilège retraçant 20 ans d’une odyssée Hip-Hop teigneuse et jusqu’au-boutiste. On y entendra des hymnes contestataires bien connus des aficionados (« Qui ça étonne encore » ou « P.O.R.C., des passages introspectifs (le minimaliste et prenant « Un chien dans la tête à son autoproclamé « Rap de fils d’immigrés », fait état du temps qui passe et touche ainsi à l’universel.

Côté musical, La Rumeur fait bien son âge tout en vivant avec son temps. Du Boom-Bap de facture classique aux sonorités Trap actuelles, du beat compact et anxiogène jusqu’aux portes du Dubstep, l’ambiance s’avère étonnamment variée sans pour autant faire perdre de vue l’essentiel, c’est-à-dire le propos, toujours rentre-dedans mais jamais caricatural. Tout le monde pourra y trouver son compte, sans pour autant que le groupe ne suive gratuitement des tendances préétablies. Le quatuor réserve même quelques surprises, comme l’interprétation a cappella de « La meilleure des polices », un autre de ses classiques.

Je dois avouer mon agréable surprise devant la performance de La Rumeur, que je connaissais et appréciais jusqu’alors essentiellement par ses textes. Si le propos est sans aménité, et si les gaillards n’ont toujours pas mis d’eau dans leur vitriol, il faut pourtant le reconnaître : c’est aussi un sacré groupe Live ! Une vraie complicité avec le public, une énergie palpable, un jeu étonnamment physique et un plaisir non dissimulé d’être sur scène… bref, aux antipodes, sur la forme, d’un rap « conscient » qui, à force de se focaliser sur le contenu, perd parfois de vue l’aspect scénique et urgent de la chose.
En témoigne le morceau « Tout brûle déjà », bombardé par ces garçons convaincus et convaincants, qui emporte tout sur passage à grand renfort de bruitages explosifs. Les MCs se paient même le luxe d’une prise de risque sans filet avec une improvisation dans la plus pure tradition du Hip-Hop à l’ancienne, et terminent leur set en descendant dans la fosse après un rappel et une ovation bien méritée. Encore plus fort pour encore plus de del-bor ? Plus qu’une profession de foi, une évidence. Chapeau.

Le Rap et au-delà

Vient le tour de La Canaille, formation montreuilloise tirant son nom d’un chant écrit pendant la Commune. Un nom en forme de note d’intention : le groupe est connu pour aborder des thématiques peu communes dans la scène Hip-Hop, comme la condition ouvrière ou la lutte contre l’emprise des religions.

Même image de marque, line-up différent : place à un Live band en bonne et due forme, avec guitare, batterie, claviers et sampleurs. L’auditeur non-averti pourrait craindre une énième fusion Rap/Rock, dans le genre de ces compromis foireux qui ont encombré la fin des années 90. Un sillon que La Canaille ne suivra pas, et c’est tant mieux !
On assiste à un vrai travail de composition et d’interprétation : le MC sait laisser la place aux instruments et vice-versa, on sent toute la cohérence et l’authenticité de la démarche, et si l’on devait comparer l’ensemble à quelque chose de préexistant, on irait plutôt s’aventurer sur les traces d’un Serge Teyssot-Gay que se fourvoyer dans un énième copier-coller de Rage Against The Machine. Passant de rythmiques pêchues nettement marquées Hip-Hop à des passages plus ambitieux et plus planants, le groupe ne se répète pas ni ne se disperse. Certains classiques de la bande sont d’ailleurs interprétés avec de nouveaux arrangements.


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la canaille - la Source@Fontaine, nov 2017
© L. Bosc - La Source

Les thèmes abordés sont larges et universels : cela va de références pour rappeurs connaisseurs à des influences plus personnelles, souvent les deux en même temps (belle reprise d’un morceau mythique de Mobb Deep, où l’on voit Albert Prodigy Johnson, récemment disparu, fricoter avec Louise Michel). Pas de course à la street-crédibilité, mais des tranches de vie, parfois tendres (« Encore un peu », sur la fin de vie d’un couple modeste), parfois féroces et satiriques (l’irrésistible « Monsieur, Madame » où Marc, dans une parodie de diction prout-prout et le petit doigt en l’air, nous rappelle que « la vraie vulgarité est bourgeoise »).
Du blues de la jeunesse aux mécanismes sociaux qui nous dépassent, le parolier passe notre époque au scanner mais sans jamais forcer la note : moral sans être moralisateur, revendicatif sans verser dans le pêchi-prêcha, engagé sans être manichéen (« Sale boulot », qui tout en égratignant les forces de l’ordre, nous rappelle que « les flics aussi sont des fils de pauvres ») et toujours avec un franc respect du public, il arrive sans peine à embarquer la salle à sa suite.

On appréciera particulièrement l’énergie déployée sur scène : refusant le show statique et frontal, rappeur et musiciens donnent de leur personne et savent en même temps se laisser suffisamment de place. Marc Nammour joue de son débit de voix, de sa tonalité, pour épouser au plus près son sujet : du flow purement rap à l’ancienne au spoken-word, du cri au murmure, il ne se contente pas de parler de ses préoccupations, il les incarne. Tout comme La Rumeur, il nous rappelle, d’une, que le Rap peut être une musique aussi exigeante que les autres, et de deux, qu’il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire pour savoir le dire. Le public s’y retrouve, le néophyte comme l’initié. C’est un tour de chant assez ouvert, et entre deux morceaux, on peut entendre quelques libertaires pousser la chansonnette.

Au final, on ressort de cette soirée (pratiquement 2h30 de musique, excusez du peu) rassuré sur l’état d’un Rap français trop souvent amené à se caricaturer lui-même. C’est toujours un plaisir de prendre une bonne claque scénique, et pour tout vous avouer, je n’en demandais pas tant. Au passage, la programmation de la Source met définitivement la barre très haut, et cette adresse est en train de s’installer durablement dans le paysage culturel rhônalpin.

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