> Mag > Musique > Une soirée sous les Cèdres
C’est dans une salle comble que le poète et musicien Marcel Khalifé, figure incontournable de la musique et de la poésie libanaises, homme d’engagement, accompagné de ses deux fils, s’installe pour le point d’orgue du festival « Détours de Babel ».
C’est peu dire que le trio (Marcel au oud et au chant, Rami aux claviers, Bachar aux percussions) était attendu : le public est composé en grande partie de connaisseurs de tous âges, et des drapeaux libanais sont de sortie.
Le temps de saluer le public, et c’est parti. Dans une ambiance dépouillée, le tour de chant commence. Une intro planante, sur fond de synthétiseur pesant et de piano élégiaque, et nous voilà dans le bain. Les instruments se cèdent mutuellement le premier rôle, et c’est sur un jeu de oud tout en légèreté, et d’une voix sans fioritures inutiles, que Marcel entame son récital.
D’emblée, ce qui frappe, dans le jeu du trio, c’est sa sobriété et sa stupéfiante modernité. Le public non averti sera surpris de la quasi-absence des tics et des clichés habituellement associés à la musique orientale [1].
C’est moins étonnant quand on sait à quel point le Liban est une terre marquée par le brassage culturel, l’innovation artistique et les tentatives de dépasser les codes musicaux établis (on pensera aux incursions jazzy d’un Rabih Abou-Khalil ou, plus récemment, d’Ibrahim Maalouf, on se souviendra du pionnier hip-hop Clotaire K, du grand mix touche-à-tout de l’agitateur Michel Eléftériadès... et même des métalleux de System Of A Down, dont deux des membres sont nés dans la communauté arménienne du Liban).
C’est déstabilisant ? Tant mieux !
C’est justement ce « dégraissage » qui fait la force du trio : si les musiciens n’oublient pas leurs particularités ni leur héritage, leur jeu et la vibration qui s’en dégage touchent à l’universel. On ne s’étonnera pas de capter, au détour d’un morceau, des colorations à l’orée du jazz ou dans les limbes du trip-hop (le jeu de percussions de Bachar y est pour beaucoup, la disposition particulière de sa batterie lui permettant des effets spectaculaires à l’intérieur d’un même schéma rythmique. Le beatmaker que je suis est aux anges), et même des passages au piano qui ne dépareraient pas dans un film de Takeshi Kitano. L’ensemble est étonnamment cohérent, équilibré, et pour autant, chaque morceau a une identité sonore propre.
Alternant les ballades pensives à l’arrière-plan politique (Marcel Khalifé a mis en musique des textes du poète palestinien Mahmoud Darwich, et a subi la pression des fondamentalistes dans un Liban où les tensions religieuses tardent à cicatriser) et les mélodies plus dansantes que le public reprend en battant des mains, le show monte en puissance petit à petit, mais tout en ménageant des pauses contemplatives, que ce soit pour les passages chantés et parlés ou pour laisser au jeu des musiciens le temps de respirer.
C’est toute une palette d’émotions et d’atmosphères qui s’offre à l’auditoire, et, chose étonnante, la barrière de la langue ne se fait pas sentir (Marcel ne donne que quelques explications sommaires en français avant chaque morceau, il n’en fallait pas plus).
Ce concert offre toute une série d’allers-retours : entre tradition et innovation, entre spoken word et chanson, entre les instruments, entre Orient et Occident (on peut sentir la variété des influences qui traversent le jeu des deux fils Khalifé), entre épure et virtuosité (beaucoup de passages techniques, mais sans épate gratuite), entre engagement (dépourvu, et c’est très heureux, de tout aspect revanchard) et passages plus festifs, sans qu’à aucun moment le mélange des genres ne vire à la cacophonie, sans qu’aucune de toutes ces composantes ne soit surjouée.
Le dialogue laisse parfois la place à la joute, avec des accélérations surprenantes, où Rami et Bachar se livrent à des duels incroyablement puissants, et pourtant jamais départis d’une finesse et d’une harmonie qui font plaisir à entendre.
C’est maîtrisé de bout en bout, le jeu est suffisamment pointu pour éviter les redites, tout en restant suffisamment accessible pour ne pas perdre le public en route. Un sans-faute.
L’un des morceaux est adaptation d’un poème de Mahmoud Darwich où il est écrit : « Mon cœur n’a pas de passeport ». Et en effet, une fois qu’on s’est immergé dans l’univers musical du trio, c’est incroyable comme on s’y sent à son aise et comme les frontières convenues s’allègent.
À la pluralité des couleurs musicales s’ajoute une grande liberté dans la construction des morceaux, liberté dont l’avant-dernier morceau est particulièrement révélateur : explorant toutes les possibilités offertes par l’agencement des différents instruments, la famille Khalifé nous sort le grand jeu, et nous offre une avalanche de surprises. L’ambiance se fait fantaisiste, et cette mini-suite se conclut aux portes de la transe, avec un combo batterie / piano qu’on jurerait échappé de chez Chick Corea !
La fin du set est marqué par un retour à une mélodie plus traditionnelle, reprise en choeur par le public, qui gratifie Marcel et ses fils d’une standing ovation amplement méritée.
Un voyage de plus offert par la Source, dont la programmation est décidément impressionnante cette saison. Le show était d’une grande qualité, marqué aussi bien par une maîtrise impeccable du jeu que par des prises de risque devant un public nombreux et demandeur.
Loin des étiquettes réductrices qui polluent la musique du monde, on a pu assister à un VRAI instantané de ce que la musique arabe moderne a de meilleur à offrir, grâce à des musiciens totalement investis dans leur art, et qui, entre la recherche exigeante et une authentique générosité, ont choisi de ne pas choisir.
Photographies © Denis Rideau
[1] violons envahissants, voix sirupeuse et arrangements pompiers.