> Mag > Cinéma > « Le Faux, c’est l’au-delà »
Dans le cadre de la représentation de la pièce Nos Serments au théâtre de Bonlieu à Annecy ces jeudi 12 et vendredi 13 mars, retour sur La Maman et la Putain (1973), film mythique de la Nouvelle vague réalisé par Jean Eustache et dont est librement inspiré l’adaptation théâtrale de Julie Declos.
Comment s’y prend-t-on, en 2015, pour visionner La Maman et la Putain, le film-fleuve de plus de 3h30 de Jean Eustache, interprété par Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafond et Françoise Lebrun ? De par son statut de film central de la Nouvelle vague, de monument de la modernité cinématographique, certains me répondront tout simplement : « en DVD ». Et c’est là où il y a un hic. Comme vous le savez peut-être, le film n’a jamais été diffusé en DVD – en cause, la discorde qui oppose les éditeurs et l’ayant-droit, Boris Eustache. Tout juste est-il sorti en VHS aux États-Unis. Pour ceux qui n’auraient pas vu ce film, je vous invite donc à vous rendre sur la célèbre plate-forme de partage de vidéos au logo rouge, où vous pourrez le regarder en intégralité (il s’agit d’une copie numérisée de ce même VHS). Dire que la qualité est désastreuse relève de l’euphémisme, le film est même sous-titré en anglais dans une traduction... très surprenante, dirons-nous (au point où je me demande si les anglophones qui l’ont visionné ont pu comprendre quelque chose). Et je sais, visionner gratuitement des films sur internet, c’est illégal, c’est mal et ça tue la culture. On se permettra toutefois ici d’enfreindre la loi, une œuvre qui n’est plus diffusée ayant, déjà, un pied dans la tombe...
En tant que cinéphile, on ne saurait donc que réclamer une diffusion digne de ce nom pour un film aussi culte que celui-ci. Passé les aléas de l’accès au film, qu’en reste-t-il, du film, justement ? Je n’avais (je pense que vous l’aurez compris) jamais vu La Maman et la Putain auparavant ; c’est donc à une réaction « à chaud » à laquelle je vais me livrer ici.
Le film surprend, car il ne saurait être conforme aux normes habituelles de la production cinématographique. Tout est faux dans La Maman et la Putain. Le jeu de Jean-Pierre Léaud est faux. Les dialogues sont faux. Comme souvent dans la Nouvelle vague, on se croirait dans un roman qui aurait conservé ses dialogues, par conséquent éminemment littéraires avant d’être « vrais ». Le scénario ? Si l’histoire bâtie autour d’un trio qui glisse vers le ménage à trois a sûrement été en phase avec son époque post-68, elle fait aujourd’hui sourire.
Et pourtant, je persiste à croire que si La Maman et la Putain avait sonné juste, s’il avait produit cette illusion réaliste que l’on voit à l’œuvre dans la plupart des productions cinématographiques, le film aurait été des plus ennuyants ou complètement raté. Je dirais même plus, l’essentiel des qualités du long-métrage de Jean Eustache est contenu dans sa fausseté. Par hasard, en ouvrant le dernier numéro du magazine Positif, je tombe sur cet extrait d’une critique rédigée par François Truffaut en 1955 :
« La perfection, la réussite, je les décrète abjectes, indécentes, immorales et obscènes […]. Tous les grands films de l’histoire du cinéma sont des films « ratés » […]. Il faut bien comprendre qu’un film déplorablement photographié, avec une bande sonore inaudible, pas un raccord juste, la moitié des acteurs « faux », la fin qui tourne court, des longueurs, l’ombre de la caméra sur le mur et la girafe dans le cadre, peut être génial ».
Et alors, ce jugement prit tout son sens dans mon esprit à la vision de La Maman et la Putain. Le film, techniquement et selon une perspective académique, est complètement raté, quand il n’est pas énervant. Et pourtant, il est passionnant. Surtout, il continue d’occuper notre attention des jours après qu’on l’ait vu. N’est-ce pas là ce qu’on attend en premier lieu d’une œuvre d’art ? Jean-Pierre Léaud joue faux. Sa diction est tout sauf conforme à l’intonation « normale », celle que nous adoptons vous et moi dans la vie courante. Et pourtant, il nous émeut, frappe par une certaine virtuosité. Les dialogues sont faux, théâtraux. Mais c’est de cette théâtralité que découlent des répliques savoureuses (« On éprouve une espèce de satisfaction à faire la vaisselle. Un sentiment d’être utile. Cette satisfaction à quelque chose d’obscène. C’est dégoutant non, d’être content parce qu’on fait la vaisselle ? »), imprégnées de références qui raviront les cinéphiles. « Une fille me plaît parce qu’elle a joué dans un film de Bresson », confie Jean-Pierre Léaud à Veronika. Plus loin, à propos du restaurant où se trouvent les personnages : « Ça ressemble à un film de Murnau. Les films de Murnau, c’est toujours le passage de la ville à la campagne, du jour à la nuit. Il y a tout ça ici. »
« Le Faux, c’est l’au-delà » souffle Jean-Pierre Léaud en évoquant un double de Belmondo, une caricature qui se serait faite plus vraie que l’original. Le film d’Eustache est un artifice à part entière, il semble tout sauf vraisemblable, et pourtant il amène le spectateur « au-delà » d’une apparente facticité, vers une autre forme de vérité. Une œuvre d’art n’a pas besoin d’être conforme à la réalité pour être vraie. Les tableaux de Van Gogh, leurs courbes, leurs formes arrondies et leurs couleurs presque criardes, n’ont aucun équivalent dans la réalité, et bon courage à celui qui essayera de retrouver un paysage similaire à celui de La Nuit étoilée !
Pourtant, cela ne fait nullement de Van Gogh un peintre abstrait, et s’il déforme à outrance la nature qu’il observe, c’est uniquement dans le but de retranscrire sur la toile ses émotions intérieures, ses perceptions, parfois inquiétantes, torturées, de la réalité qui l’entoure. Les tableaux de Van Gogh sont « faux », mais ils donnent accès à une autre vérité, située au-delà : la vérité des émotions.
Il en va de même pour La Maman et la Putain, film faux mais pourtant si vrai, si près de la société française, de son langage, à la fois cru et encore imprégné des conventions d’un autre temps (hommes et femmes se vouvoient), de ses aspirations libertaires (l’avortement est évoqué alors même qu’il est encore illégal à cette époque), qui se mêlent à ses préjugés qui stigmatisent comme des « putains » celles qui mettraient un peu trop en pratique les idées d’une libéralisation sexuelle.
Être vrai derrière l’obstacle la théâtralité, dire des choses graves derrière des scènes banales et prosaïques, ce sont là les qualités premières de La Maman et la Putain. Ce n’est pas par hasard si le film, réflexion sur la retombée des idéaux de Mai 68, n’évoque quasiment jamais les événements. Pour les percevoir, il suffit d’aller au-delà.