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Savoie D’Jazz Festival 2013

Nguyên Lê se livre

jeudi 19 décembre 2013 par Jean-Pierre Biskup rédaction CC by-nc-sa

Nguyên Lê, le maestro franco-vietnamien de la 6 cordes, était présent lors du Savoie D’Jazz Festival pour partager la scène du Totem à Chambéry avec son amie saxophoniste Céline Bonacina. L’occasion donc de parler musique et projets avec un grand nom de la guitare alliant jazz, rock et musiques de tous les continents…

Comment s’est fait la connexion avec Céline Bonacina ? Comment êtes-vous arrivé dans ce projet en tant qu’invité ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui pourrait se pérenniser au niveau de cette collaboration musicale ?

On s’est rencontrés il y a plusieurs années au festival de Coutances où je jouais avec Andy Sheppard. Elle jouait aussi dans un autre projet d’Andy Sheppard qui était lui-même artiste en résidence au festival. Céline m’a dit qu’elle aimait beaucoup ma musique, que mes disques l’avait beaucoup inspirée, et bien sûr ça m’a touché. C’était juste comme ça une rencontre, comme il peut y en avoir entre musiciens dans un festival.

Un an après, elle m’a appelé pour me proposer de jouer comme invité sur son disque. Elle avait gagné un concours, je crois que c’était à Vienne lors du festival jazz, c’était le tremplin de Rezzo Jazz. Et le premier prix, c’était d’enregistrer un disque. J’ai accepté et on s’est retrouvés à Genève en studio pour enregistrer quelques morceaux.

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© Reynald Reyland

Ça s’est très bien passé. Et en discutant, je lui ai demandé comment elle allait mixer ce disque. En fait, elle n’avait pas de plan pour ça, donc je lui ai dit que je pouvais le faire. Je pouvais être présent sur la globalité du disque. Le mixage, c’est comme un point du vue global sur un album. Donc j’ai modifié le disque en le mixant tout en proposant de nouvelles directions. Ensuite, quand le disque a été fini, j’ai proposé de le montrer à ACT, le label allemand avec lequel je suis depuis déjà vingt ans. Ça s’est fait sans engagement, sans aucune assurance que ça pouvait marcher. Et en fait, ça a marché ! Ça a super bien marché, le patron du label, Siegfried Loch, a adoré ce disque, et il a donc pris Céline comme artiste exclusive pour le label. Il lui a proposé de faire ses disques.

Comme je suis guest sur le disque, on a fait quelques concerts ensemble, mais plus qu’on le croyait d’ailleurs, puisqu’au départ c’était adapté surtout à son trio. Mais finalement avec la formule avec moi comme invité, on a fait plusieurs concerts. Et puis l’idée d’un deuxième disque est venue avec ACT. Donc là par contre, il n’était plus question que je sois invité comme guitariste, Siegfried Loch a voulu que je sois le producteur de cet album. C’est donc ce disque qui est sorti il n’y a pas longtemps… J’ai donc fait le mixage, et je me suis occupé aussi de la production. Donc voilà, tout ça pour dire que c’est une succession d’heureux hasards le fait de travailler ensemble, ce n’est pas du tout un plan de carrière !

J’ai pu l’aider à avoir cette carrière qui est très prometteuse. Parce que finalement de nos jours, c’est rare d’avoir un engagement pour une jeune artiste française et d’être signée sur un label international. Grâce à ça, comme pour moi quand j’ai été signé chez ACT au début, ça permet tout de suite d’avoir une ouverture internationale immédiate, ce qui n’est pas forcément le cas quand on signe avec un label français.

Vous pouvez certainement vous retrouver avec Céline Bonacina grâce au jazz bien sûr, mais aussi grâce à l’apport des musiques du monde. On se rend compte de cela en écoutant son disque. Il y a des choses que vous avez pu approcher musicalement.

Absolument. Dans mon rôle de producteur, j’ai poussé Céline à faire des choses plus ethniques, un peu moins jazz que ce qu’elle avait prévu de faire. Par exemple, sur l’album il y a un morceau très ethnique, un peu comme un voyage dans l’Océan Indien. C’est un morceau un peu à part, car ce n’est pas un morceau de groupe, il y a beaucoup d’overdubs.

Vous avez parlé de votre rôle de producteur pour l’album de Céline Bonacina. Quels sont vos autres projets actuellement ? Je suppose que vous êtes toujours dans l’optique de continuer votre carrière en tant qu’artiste, mais vous comptez aussi continuer à faire de la production et de la direction artistique et à développer cela ?

Oui, absolument. Là je tourne principalement avec mes deux groupes qui correspondent à mes deux derniers disques : « Songs of Freedom » et « Saiyuki ». Ça correspond bien à mes deux extrêmes avec un côté très rock et électrique avec « Songs of Freedom », et un côté très world music et dans l’échange des cultures avec « Saiyuki ».

À côté de ça, en tant que producteur, je viens de finir un album pour un chanteur vietnamien de Hanoï, Tùng Duong, qui est une jeune pop star là-bas et qui adore ma musique, et qui m’a demandé de faire son disque comme si c’était le mien. Donc ça, c’est une proposition qu’on ne peut pas refuser, surtout de la part d’un chanteur pop, parce qu’il sait très bien que ma musique, même si là elle sera un peu pop, elle ne sera jamais commerciale comme Madonna ou je ne sais pas quoi. Il adore cette sophistication de ma musique. Ça va sortir sous nos deux noms très bientôt au Vietnam. Et si tout se passe bien, ça devrait être pris par ACT. Là j’ai tout fait pour ce disque, sauf la composition. Je n’ai composé qu’un morceau, mais je me suis occupé de tous les arrangements pour l’ensemble du disque, la production artistique, la prise de son, le mixage… C’était un travail énorme, parce que je voulais aussi développer le travail d’arrangement d’une manière très ambitieuse avec des cordes, des bois, un côté symphonique…

je suis musicien d’abord et ensuite guitariste

Ce sont des choses sur lesquelles j’avance de plus en plus, car il y a ce projet-là mais aussi l’autre projet qui va s’enregistrer en décembre et qui devrait être mon prochain disque : un projet de relecture de « The Dark Side of the Moon » de Pink Floyd. Ce sera enregistré avec le NDR Bigband de Hambourg avec notamment Gary Husband à la batterie.ote

Vous avez touché à des musiques de différents continents comme l’Asie et l’Afrique, mais aussi les musiques d’Occident avec le jazz et le rock… Quelles sont les nouvelles directions que vous aimeriez prendre en plus de celles citées précédemment ?

Tout reste à faire, le monde est très large. Je sais qu’il y a certaines musiques que je n’ai pas du tout abordées comme la musique d’Amérique Latine. Au niveau de l’Afrique, j’ai plus abordé la musique de l’Afrique du Nord que celle de l’Afrique continentale. Et puis de toute façon, même dans ce que j’ai déjà commencé, tout ça n’est qu’un début.

Il y a encore des milliards de choses à faire, même avec le Vietnam. Par exemple, la grande différence récente de mon travail avec le Vietnam c’est qu’au départ à l’époque de « Tales of Vietnam » en 1996 j’ai travaillé avec des musiciens vietnamiens qui habitaient en France, et là je commence à travailler avec des musiciens du pays, et ça, ça change tout !

C’est un très grand bonheur pour moi déjà, parce que du coup je vais au Vietnam plusieurs fois par an. C’est un très grand plaisir d’être complètement intégré dans la société des musiciens…

Ces musiciens sont immergés dans leur propre culture, avec authenticité et profondeur. Je pense que c’est ça qui vous intéresse aussi dans le fait de jouer avec des musiciens étrangers de pays différents…

Absolument. Et l’idée est de pousser ça plus profondément encore.

Où en êtes-vous aujourd’hui dans votre recherche sur la guitare ? Vous considérez la guitare en tant qu’instrument de direction d’orchestre, d’arrangement, de composition ? Est-ce que la guitare est indispensable concernant l’arrangement et la composition ?

Ça dépend. Par exemple, dans l’album enregistré avec le chanteur vietnamien dont je parlais tout à l’heure, il y a un morceau dans lequel il n’y a pas de guitare. Donc il n’y a pas besoin forcément de guitare. J’ai toujours pensé que j’ai joué de la guitare par hasard ou par chance. Je préfère penser que la musique et la guitare m’ont choisi plutôt que l’inverse. Et le reste en découle, c’est-à-dire que je n’ai pas une attitude obsessionnelle avec cet instrument, au contraire de certains de mes confrères d’ailleurs. J’adore cet instrument, mais je suis musicien d’abord et ensuite guitariste.
Et comme ces temps-ci je pousse de plus en plus le côté arrangement et écriture, c’est vrai que du coup la guitare est encore un peu plus loin. Mais par exemple pour le concert de ce soir, je suis complètement guitariste, je ne suis pas arrangeur.

Vous avez maintenant une longue et sacrée carrière, vous avez écouté beaucoup de musiques, vous vous êtes inspiré de différents styles musicaux. Mais aujourd’hui, quels sont les groupes et les artistes qui peuvent vous intéresser ou qui vous inspirent ?

Il y a toujours des choses nouvelles. Du côté du jazz américain il y a un groupe qui s’appelle Kneebody avec plusieurs musiciens qui sont tous géniaux avec notamment le batteur qui s’appelle Nate Wood, et un saxophoniste qui s’appelle Ben Wendel… Ce sont des musiciens qui gravitent autour de Tigran Hamasyan qui les a d’ailleurs pris pour faire partie de son groupe. Mais au départ c’est un groupe qui existe déjà.

Quant à Tigran, c’est un génie du piano, il apporte des choses très intéressantes. Il est dans ce pur milieu entre la tradition jazz et la tradition de ses racines arméniennes. Je pense donc qu’il y a plein de gens comme moi, à double culture, qui sont en train d’apparaître. Et ça c’est énorme, car chacun trouve sa manière à lui de répondre à cette question de l’identité.

On peut parler véritablement de fusion et de métissage ?

Oui. Ce qui est super, c’est qu’il n’y a pas qu’une seule manière de métisser les choses. Chaque individu, surtout quand il est artiste, trouve par son art sa manière à lui d’assumer ce métissage.

Qu’est-ce que vous pensez du jazz aujourd’hui ?

Grande question. J’ai un peu répondu à ça précédemment. J’ai parlé des Américains, mais en France il y a aussi des gens très bien comme Guillaume Perret qui est un ami local, il est bien du coin ?

Oui, il est d’Annecy !

Guillaume Perret est un très grand talent. On a joué un tout petit peu, mais pas assez. Il n’y a pas forcément d’histoire de métissage culturel. Ce qui est important c’est l’identité. Et Guillaume s’est trouvé une identité au saxophone qui est vraiment unique.


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© Reynald Reyland

Céline Bonacina, le fait qu’elle soit une femme, ce n’est pas juste quelque chose d’anecdotique. Ce qui est important, c’est de voir que la musique du jazz a longtemps été réservée aux hommes, et elle est en train de changer maintenant avec des gens comme Céline. Le fait qu’elle soit une femme implique qu’elle a une manière différente de jouer son instrument, surtout le baryton ! Le baryton c’est un instrument super macho ! C’est un instrument avec lequel d’habitude on joue avec un son énorme, le plus fort possible, avec des sons un peu saturés… C’est comme ça d’habitude qu’on entend le baryton.
Et donc Céline, même si elle ne le fait pas exprès… ou si peut-être qu’elle le fait exprès, il faudrait lui demander… en tout cas, elle a un son unique au baryton qui est à la fois énorme et pas du tout macho, pas du tout dans l’énergie brûlante et intense qu’on a l’habitude d’entendre avec cet instrument.

Est-ce que vous trouvez des guitaristes aujourd’hui qui apportent quelque chose de nouveau ?

Pour moi il y a un grand maître qui n’est pas du tout un jeune en fait, mais pour moi c’est le Miles Davis de la guitare : c’est Jeff Beck. Donc c’est un vieux quoi ! Il a créé le rock ‘n’ roll, il a fait partie de ceux qui ont créé le son de la guitare électrique, et ce qui est génial c’est qu’aujourd’hui encore il continue à créer et il est toujours en train de rechercher des nouvelles choses, de s’associer avec des jeunes musiciens.
Pour moi au niveau de la guitare, c’est celui qui me fascine le plus. Parce qu’il a une expressivité, un contrôle du son… avec rien ! Ce n’est pas du tout une histoire de pédales d’effets, de câbles ou de pré-ampli… C’est juste ses doigts et le potard de volume de sa guitare…

On dit souvent que quand on écoute la guitare de Jeff Beck, on croirait écouter une voix… Le fait qu’il joue aux doigts et pas seulement au médiator lui permet de jouer de manière nuancée sur guitare électrique, et cela apporte beaucoup aussi pour son expressivité.

Absolument.

Et vous, où en êtes-vous pour jouer aux doigts ? Vous ne jouez qu’au médiator ?

Je joue au médiator ! Je ne suis pas super à l’aise avec le jeu aux doigts.

Et la guitare acoustique ? Vous en jouez ?

Je ne considère pas que ce soit mon instrument. J’adore entendre la guitare acoustique, mais chaque fois que j’en joue… J’en joue quand il faut, parce que je recherche ce son-là. J’en joue dans les enregistrements quand je suis tranquille à la maison et que j’ai tout le temps pour faire le son. Sur scène, je crois que je n’en joue jamais. C’est différent, c’est un autre instrument.

Pour terminer cet entretien, quelle serait votre définition de la musique ?

On va partir de la base. La musique c’est un langage, un moyen d’expression, une manière de communiquer entre personnes. C’est un espace de partage, ça c’est quelque chose qui est très important, à la fois pour l’auditeur et pour les musiciens.

Ce qui m’avait fasciné quand j’ai commencé à être musicien, c’est qu’on pouvait jouer avec des gens d’une toute autre génération. Quand j’ai commencé j’avais 20 ans, et jouer avec quelqu’un de 50 ans qui avait l’âge de mon père, c’était une chose incroyable. Maintenant, c’est banal de dire ça, mais à l’époque quand j’avais 20 ans je trouvais ça incroyable. Et ça, c’est la musique qui le permet, cet espace d’échange et de partage.


Il est tout à fait possible que la musique soit un langage universel, mais pour que ça le devienne il faut le vouloir, il faut étudier l’espace de l’autre.

Il y a plein de points de vue en fait pour parler de la musique. Il y a des choses auxquelles je pensais ces temps-ci parce que j’avais des problèmes de santé. Et chaque fois que je jouais de la musique, ça m’a guéri. La musique c’est quelque chose qui guérit quand on est musicien. Je ne peux pas parler au niveau de l’auditeur, mais juste à mon niveau.

Je pense que de tout temps la musique a eu un rôle comme celui que vous décrivez, ça peut rejoindre le shamanisme dans un certain sens aussi…

Oui. La musique gnawa que je connais bien grâce à mon ami Karim Ziad, c’est tout à fait ça, c’est la guérison par la musique. Il y a donc cet aspect-là, mais pas seulement.

Souvent on a l’habitude de dire que la musique est un langage universel. Si on se place d’un point de vue « world », d’un point de vue globalisation culturelle, il faut faire attention quand on dit ça. Il est tout à fait possible que la musique soit un langage universel, mais pour que ça le devienne il faut le vouloir, il faut étudier l’espace de l’autre.

C’est-à-dire que si je décide de jouer avec un musicien gnawa du Maroc par exemple, pour que le dialogue se fasse avec succès, il faut que j’apprenne la musique de l’autre. Si je ne sais que faire le bœuf avec le musicien étranger, ça sera un bœuf, mais ça ne sera pas une communion ou une fusion, quelque chose de beaucoup plus élevé qu’on peut atteindre grâce à la musique.

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