> Mag > Musique > André Manoukian et son Cosmo Jazz Festival
Interview exclusive : Lors de la journée de clôture du Cosmo Jazz 2013, le fameux musicien et directeur artistique André Manoukian fait un bilan du festival dont il est l’initiateur en parlant de la programmation, de musique, de jazz, et de tout ce qui peut concerner le festival, avec certainement encore de belles choses pour l’avenir…
Question classique pour fin de festival, quel est ton bilan de cette édition du Cosmo Jazz globalement ?
C’était une belle saison, une magnifique édition, tant du point de vue de la programmation, des concerts donnés, que du point de vue des conditions météo, qui étaient exceptionnelles cette année, à part le petit contretemps d’aujourd’hui. Du coup on a vécu des moments au sommet d’émotions majeures. Je retiens le concert de Youn Sun Nah au pied du glacier d’Argentière qui était juste magique et qui a failli provoquer une mini émeute puisque le parking des Grands Montets était complet, il y avait la queue pire qu’en hiver ! Elle a été gentille, on a repoussé de deux heures. Pascal Brun qui a la compagnie d’hélico a été super sympa parce qu’il a annulé ses vols pendant tout ce temps, et tout le monde a joué le jeu. Comme d’habitude les Chamoniards sont je pense ravis. Et c’est une belle édition.
C’est connu que l’idée de festival t’était venue notamment parce que tu avais certaines attaches avec Chamonix. Quelle symbolique tu mettrais dans le fait de jouer comme ça en hauteur ? Est-ce une symbolique par rapport à la musique, à la spiritualité ?
Oui bien sûr. Je dis souvent que je mets la musique dans son plus beau théâtre qui est la nature, et que je refais le geste du shaman dans la société primitive. La musique sert pour communiquer avec les esprits. Ici, on se retrouve dans ce cadre-là. Et c’est vrai que les musiciens sont très émus. Ils disent « waow ». Quand ils ouvrent les yeux, car souvent les musiciens ferment les yeux pour être dans l’introspection, ils n’en croient pas leurs yeux eux-mêmes, donc c’est un spectacle qui est à la fois réjouissant pour le spectateur et pour le musicien.
Souvent les musiciens me disent qu’ils se sentent humbles face à ça. Et ça produit aussi un effet, une attention qui est particulière. Parce qu’on est en montagne les choses sont un peu plus fragiles. Même si c’est sonorisé, les gens sont dans une écoute, une qualité d’écoute, une qualité de concentration, une qualité de silence qui est proche de la sidération du chasseur qui tombe sur le regard du chamois. Et puis on se regarde comme ça pendant un petit moment, et ça nous paraît une éternité. Il y a de ça, il y a une attention qui est formidable.
en mettant la musique dans la nature, je refais le geste du shaman
Quand tu as annoncé le concert de ce matin, tu as parlé du cosmos, du chaos… Et tu as aussi évoqué la “philosophie” du festival. Pour toi quelle serait-elle ?
La philosophie de ce festival, d’abord c’était des musiques des montagnes. Le premier concert ça a été celui d’un flûtiste qui venait du Népal. Et après je me suis dit "mais au fond qu’est-ce qu’on peut jouer dans ces montagnes" ? On ne peut pas jouer n’importe quoi. Jouer du bebop, ça n’aurait pas de sens. Jouer de la musique urbaine, ça n’aurait pas de sens.
Donc c’est là que j’ai commencé à réfléchir sur qu’est-ce que c’était une incantation, sur des chants qui viennent d’ailleurs, et j’étais en train de parler avec Fairouz qui travaille pour la fondation de l’Aga Khan, et on est en train de travailler pour pouvoir faire venir des chanteurs mongols. L’idée c’est que la montagne produit un chant, un chant particulier, une musique particulière, que ce soit le cor des alpes qu’on a joué en deuxième saison avec Erik Truffaz, ou que ce soit les shamans mongols qui vont venir bientôt, ou une chanteuse coréenne qui hennit, qui fait le cheval furieux, qui en même temps a des accents à la Nina Hagen et qui est capable aussi d’être très douce.
L’idée c’est d’apprivoiser quelque chose d’immense, et la philosophie du Cosmo en même temps c’est de se dire que le jazz est dans sa dimension un petit peu ethnique. L’intérêt du jazz aujourd’hui c’est qu’il se régénère parce qu’il est pris par des pays qui commencent à mélanger leurs épices ethniques avec. Aux Etats-Unis je pense que c’est fini, Wynton Marsalis le dit, c’est la musique afro-américaine du 20e siècle, la musique classique du 20e siècle qu’on revisite, on fait du New Orleans. Lui qui était l’héritier de Miles Davis, on pensait qu’il irait plus loin, mais lui a fait « non, non, stop, on ne peut pas aller plus loin, on s’est déjà heurté au mur du free jazz », donc il est retourné au New Orleans. Et pendant que ces Américains historicisent leur truc en disant « bon ben voilà », il y a d’autres peuples qui s’en emparent et qui continuent à jouer avec, et du coup c’est là qu’il redevient vivant. C’est pour ça que Trilok Gurtu c’était aussi important tout à l’heure car ça fait finalement vingt ans qu’il a été pris pour renouveler le genre.
Il y a quand même eu John McLaughlin avec entre autres Zakir Hussain dans Shakti, qui est un de mes groupes préférés.
Oui.
En fait tu développes ce que tu as dit en quelques mots ce matin avant le premier concert de la journée. C’est vrai que les Américains se recentrent un peu sur eux, mais il y en a certains qui sont intéressés par l’Afrique aussi…
Oui c’est vrai, il y a cette envie de retour vers leurs racines… Mais ça n’a jamais donné grand-chose, il y a toujours eu beaucoup de déceptions parce que les musiciens africains au bout d’un moment pour les Américains manquaient de vocabulaire. Et là par contre il y a un musicien qui commence à faire la quadrature du cercle, c’est Lionel Loueke…
Quand Herbie Hancock l’a trouvé avec Wayne Shorter, ils se sont levés tous les deux en disant « on l’a trouvé : l’Africain avec qui on peut parler (musicalement) ». Il a le vocabulaire du jazz occidental et il remet de l’Afrique dans son jeu. Ca présuppose cette idée-là qu’on ait déjà l’apprentissage d’un musicien classique et jazz, et qu’ensuite on rajoute les épices de son pays. Donc c’est complexe, et c’est pour ça que c’est génial…
C’est un parcours…
Oui. Ces musiques, on ne peut pas en faire la synthèse non plus… Mais le musicien doit avoir les fondamentaux et la culture classique, et après il peut délirer avec la musique de son pays.
Qu’est-ce que tu aimerais voir, par exemple pour la prochaine édition, comme direction ? Est-ce que tu as des nouvelles idées pour le festival, des nouvelles couleurs ?
Oui justement, d’aller à fond sur l’Asie, sur l’Inde. Là on a fait une première ouverture avec Trilok Gurtu, musicien d’Inde qui peut aussi jouer de manière très occidentale en jouant en plus des tablas et de la batterie, en les réarrangeant et en revisitant son propre répertoire, et notamment les répertoires de Miles Davis, Dizzy Gillespie, Don Cherry.
J’aimerais bien remonter dans le temps et dans les racines, mais je n’ai pas envie de tomber dans le folklore non plus, donc c’est pour ça que c’est délicat. Et là Fairouz, de la fondation l’Aga Khan, m’a présenté des musiciens afghans par exemple qui ont fait leurs études à San Francisco, qui jouent du rubab mais en ayant le doigté d’un Larry Coryell, donc là ça me branche !
Encore une fois, je recherche des saveurs, des épices. Je ne recherche pas non plus l’exotisme pour l’exotisme. La musique de toute façon, elle suit un chemin. Pour moi le blues, il vient de Mongolie, il a passé le détroit de Béring et s’est installé chez les Indiens qui l’ont transmis aux Africains qui débarquaient en tant qu’esclaves aux Etats-Unis. C’est une histoire circulaire comme ça, donc j’aime bien tourner autour.
J’aimerais bien explorer un peu plus l’Ethiopie aussi. Il y a de quoi faire des éditions et des éditions ! Sans forcément faire de thématiques, mais pourquoi pas un jour, on peut envisager une thématique. Quant à la Nouvelle Orléans, c’est juste formidable car il y a des jeunes musiciens qui se sont ré-emparé de cette musique-là, et ça sonne… On n’est pas dans le New Orleans des papys de la fac de droit de chez nous ou du Riverboat Café ! Là on est face à une génération de 20-25 ans qui a repris cette musique en disant « c’est notre patrimoine et écoutez ce qu’on en fait », avec des rythmes funk, c’est délirant. D’ailleurs, une de mes séries préférées, c’est Treme. Donc voilà, il y a plein de super thématiques à explorer, et après il y a des opportunités sur qui est là en ce moment et qui on peut programmer en vue du festival. Avec ça on fait notre cuisine alpestre.
Tout ça c’est très inspirant, même pour ta musique personnelle je suppose ? Je suis curieux de savoir où tu en es dans tes projets, car je sais qu’à un moment tu étais revenu à tes racines arméniennes…
C’est sûr que quand je fais venir Tigran Hamasyan l’année dernière, ou Trilok Gurtu tout à l’heure, ou hier Bojan Z avec Shai Maestro, on est tous un peu dans cette même quête à mélanger notre Orient avec les modes de jazz, et ça nous donne un vocabulaire incroyable. Et on a tous une manière différente de le faire. Hier, je me suis régalé avec Shai Maestro.
Je choppe des plans et de la « vibe », mais après il faut du temps pour digérer tout ça, mais c’est tellement enrichissant. Il n’y a pas un musicien que j’ai programmé ici et que je n’ai pas envie de voir pour mon plaisir personnel. L’idée c’est qu’on pense à nous d’abord, et qu’on se dit que si ça nous plaît, ça plaira aux autres.
Tu es directeur artistique du festival, bosses à la télé et à la radio, mais où en es-tu dans tes projets musicaux personnels ?
Je suis en train de faire un album avec une chanteuse de soul electro, après deux ou trois projets d’albums acoustiques, car j’aime bien toucher les manettes aussi. Dans cette musique-là, il y a des fusions qui sont incroyables. Je suis tombé raide quand j’ai entendu certains artistes et groupes dans ce style.
J’ai plutôt beaucoup aimé aussi Lana Del Rey même si certains disaient que c’était « fake ». De temps en temps je reviens à mes amours premières qui sont la voix. J’ai trouvé une chanteuse belge qui a une voix soul terrible. Ca fait un an qu’on est en projet ensemble. Je fais des musiques de films et de spectacles aussi. Et là, au niveau d’un projet plus personnel au piano, je suis en train de réfléchir avec qui je vais faire ça. Je n’ai pas envie du solo, mais j’ai peut-être envie d’un gros duo, un peu comme un dialogue. Je suis en train de gamberger, ça mûrit, c’est pour bientôt.
Super, et bien merci.
Merci.
Crédit Photo : Blyo