> Mag > Cinéma > Changement d’ère dans les salles obscures
Cela n’aura peut-être pas été perçu des spectateurs, mais les salles de cinéma ont vécu depuis un an une vraie révolution, celle du passage au numérique.
En Haute-Savoie, si l’on excepte les multiplexes, c’est la salle associative du Parnal, à Thorens-Glières, qui aura été la première à se numériser, suivie de près par la quasi-totalité des autres salles. Il faut dire qu’elles n’ont guère le choix : investir ou mourir !
En effet, le nombre de copies en 35mm en circulation a chuté de façon vertigineuse et certains films ne sont tout bonnement plus tirés en analogique, ce qui rend la programmation extrêmement compliquée pour les retardataires ou les salles itinérantes, qui n’ont encore à ce jour aucun projecteur numérique adapté à leur spécificité [1].
À la ferraille, les bons vieux projecteurs Kinoton !
On m’a dernièrement raconté l’effarement d’un projectionniste de multiplexe revenant de congés et constatant qu’une benne avait été installée devant le cinéma, remplie de projecteurs 35mm, de dérouleurs, de tables de montage. Un coup à vous faire monter les larmes aux yeux...
On en parlait depuis plusieurs années, de ce passage au numérique et tout s’est accéléré en 2010, avec le vote de la loi sur l’équipement numérique des salles qui définit les modalités (et les aides) de ce changement de support…. très coûteux.
Ainsi, une salle monoécran devra débourser entre 80000€ et 130000€, selon qu’il y a des travaux d’adaptation de la cabine à prévoir. Les installateurs sont peu nombreux… et les constructeurs se comptent sur 3 doigts ! Quant au fournisseur du serveur, on peut parler de monopole de la marque Doremy.
Bref, tout le monde est sollicité pour mettre la main à la poche : les collectivités (mairies, départements, région), mais aussi le CNC (Centre National du Cinéma) qui va notamment avancer une part du montant de l’investissement à la salle, remboursable sur les futures et potentielles contributions numériques qui seront versées par les distributeurs. En clair : le distributeur, qui édite et « loue » les films aux salles, et qui va économiser énormément puisqu’une copie numérique coûtera 10 fois moins cher qu’une copie 35 (cela est bien sûr variable avec la durée du film, le sous-titrage, etc.) et dont il économisera le coût de stockage, versera une somme forfaitaire aux salles (450€) qui auront le film en sortie nationale.
En France, plusieurs fonds de mutualisation se sont donc créés : les salles y reversent les contributions - appelées aussi VPF (Virtuel Print Fee) - et c’est le fond, en général adossé à une association régionale de salle (l’ACRIRA pour les salles de Haute-Savoie et de Savoie) qui rembourse l’avance du CNC. Les salles ont donc vécu ces derniers mois de complexes procédures administratives, enchaînant dossier sur dossier, souvent dans l’urgence.
Une marche forcée donc, dont les salles ne sont pas les initiatrices. Comme souvent, il faut chercher du côté des majors américaines pour localiser le point de départ de cette aventure numérique : économie d’échelle, possibilité de la 3D (on en reparlera !), remplacement du matériel (un projecteur 35mm pouvait durer 30 ans sans problème mais les projecteurs numériques, tout juste installés, sont déjà vétustes. 2K, 4K.. 8K déjà (résolution de l’image projetée…2,2 millions de pixels en 2K… et 8 millions en 4 k !)… bientôt des projecteurs lasers ? Leur entretien est également plus coûteux (la durée des lampes étant moins élevée que pour un projecteur 35mm).
N’éludons pas les avantages de ce mode de projection :
réduction des coûts de transport. Pour l’instant, les films circulent sur des disques durs appelés DCP, par voie postale le plus souvent, et non plus par camion comme les copies 35mm.
À terme, avec la généralisation de la fibre optique, le système sera totalement dématérialisé… ce qui ne veut pas dire que les salles ne paieront plus rien : un forfait leur sera sans doute demandé pour accéder aux téléchargements de films. Actuellement, une salle annécienne qui fait venir une copie 35mm d’un stock parisien (un film tiré à peu de copies donc, qui ne provient pas de Lyon) doit débourser 150,00€ (aller et retour !)
stabilité du support. Les copies 35mm, à force d’être démontées, remontées… et pour peu qu’un opérateur indélicat ne nettoie pas correctement son projecteur, se rayent rapidement. Avec le numérique, la qualité du film sera toujours optimale à la 100e projection !
possibilité de projeter le film en 3D… qui n’est pas toujours adapté à toutes les salles, et notamment celles programmant des films jeune public. Les parents, et ils ont bien raison, ont tendance à privilégier les séances traditionnelles, surtout pour les très jeunes enfants qui supportent mal les lunettes.
À titre personnel, je pense que la 3D est un véritable massacre esthétique, avec une très importante perte de luminosité (faites l’expérience dans une salle en ôtant vos lunettes pendant le film)… Le chef opérateur va s’escrimer à faire une lumière digne de ce nom : il n’en restera pratiquement rien à la projection. Comme si l’on regardait un Van Gogh dans un musée avec des verres fumés. Cela ne semble pas gêner beaucoup de monde, cela dit… Du côté de l’animation, les Français s’y mettent (Kirikou 3, bientôt…),mais heureusement, les Japonais résistent !
souplesse de fonctionnement : on peut envisager de lancer une projection à distance, ou plus simplement depuis la billetterie… par un personnel plus ou moins qualifié (voir ci-après). L’exploitant peut conserver le film dans sa « bibliothèque » et donc le reprogrammer quand il le souhaite (à la demande d’une école par exemple), sans subir des coûts de transport de copie prohibitifs.
Il suffit d’en avertir le distributeur qui lui fournira une nouvelle clé d’activation. On peut également choisir de projeter un film étranger en version française ou en version originale, avec un même DCP. C’est un des effets pervers pour les petites salles : les multiplexes se sont mis à proposer des séances en VO (par exemple Moonrise Kingdom, de Wes Anderson, sorti en VO au Décavision d’Annecy en mai dernier).
incidence sur la production : citons l’exemple du réalisateur haut-savoyard Guillaume Bodin (la clef des terroirs). Il a édité lui-même ses copies numériques (mais aussi ses DVD et ses Blue-Rays) : maître de son film de A à Z… ce qui aurait été impossible avec l’analogique. On constate donc depuis plusieurs années une augmentation du nombre des distributeurs, qui parfois ne se créent que pour la sortie d’un film unique, documentaire la plupart du temps, sur seul support vidéo.
On peut aussi projeter des captations de spectacles, du sport, retransmettre des directs… Tout est possible : le cinéma ne devient qu’un produit diffusable parmi d’autres. Aubaine pour certains exploitants, perte d’identité pour d’autres. Dans le même ordre d’idée, vous avez peut-être constaté que le programme de pubs avant le film est devenu plus long : la tentation est grande pour l’exploitant de passer tous les spots, réalisés à moindre coût par les commerçants du quartier. Mais ce n’est là qu’un dégât collatéral mineur.
Le métier de projectionniste va disparaître
Beaucoup plus préoccupant : le métier d’opérateur projectionniste, tel qu’il existait depuis plus d’un siècle, va disparaître. Gaumont, Pathé, etc. ont déjà réduit leurs effectifs et proposé des plans de reconversion à leurs personnels de cabine.
Dans le meilleur des cas, le projectionniste en est réduit à ranger et nettoyer des lunettes 3D et à bidouiller son ordinateur de temps à autre. On pourrait même imaginer des cinémas sans personnel (enfin si : des vigiles et des femmes/hommes de ménage), avec des billets achetés sur le net et des séances lancées à distance.
Le doux ronronnement du projecteur, style « Cinéma Paradiso », c’est fini, ou presque. Car des salles, art et essai pour la plupart, ont fait le choix de garder les deux modes de projection, lorsque leur cabine le leur permettait….
Pour programmer les quelques copies 35mm qu’il restera sur le marché, et qui seront à terme inexorablement condamnées à la destruction puisqu’elles s’useront d’autant plus vite.
Se posera également assez rapidement la question de la conservation des films. Actuellement, un film analogique en polyester se conserve entre 100 et 300 ans…. Il n’en va pas de même avec le support numérique. Où conserver les films ? Dans quel format de fichier ?
Il faudra voir, avec plus de recul, les conséquences de cette révolution du mode projection. Pour l’heure, vous avez peut-être été les malheureux témoins d’un projecteur numérique qui se met tout à coup à fournir une image toute bleue, ou toute verte, ou qui lâche brutalement au milieu d’une séance. Cela existait aussi avec l’analogique, mais l’opérateur pouvait intervenir dans la grande majorité des cas.
Avec le numérique, tout se fait à distance, avec une hotline. Le cas échéant, les secouristes viennent de Lyon ! Peut-être assistera-t-on à une résurrection de l’analogique, comme ce fut le cas pour le vinyle… seul l’avenir nous le dira.
Ce qui est certain, c’est que la course effrénée à la technologie est bel et bien lancée. Elle sera coûteuse, surtout pour les petites salles. Ce premier assaut a été plutôt bien supporté grâce aux efforts des collectivités. Mais il n’est pas dit qu’elles remettent le couvert si un nouveau modèle de projection numérique (le top du top, c’est promis !) est présenté dans 5 ou 10 ans. Et les grands circuits d’exploitation auront toujours une longueur d’avance dans cette course-là.
[1] Cette situation est en train de se débloquer, le constructeur NEC venant de sortir un modèle, présenté dernièrement par Cinébus à Cusy