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La Vence Scène, Saint-Égrève
vendredi 8 novembre 2024 par ,
Compte-rendu EntretienSi on vous dit : « Charles Baudelaire et musique », vous vous dites « Oui, il y a bien des poèmes qui ont été mis en musique… Lesquels, déjà ? ». Si on vous dit ensuite : « Charles Baudelaire et musique funk », vous allez certainement vous demander quelle mouche a piqué votre interlocuteur. Cet oxymore est pourtant devenu une réalité le temps d’une soirée à la Vence Scène et le mélange est on ne peut plus (d)étonnant, efficace et réussi. La preuve ci-dessous !
Les plus lointains souvenirs que j’ai de Charles Baudelaire remontent aux années de lycée comme pour beaucoup d’entre nous. J’y avais étudié « L’invitation au voyage » et « Á une passante ». Cela m’avait plu et j’avais « kiffé » découvrir son univers, comme on dit aujourd’hui. Plus tard, j’ai « goûté » à Baudelaire mis en chansons par les bons soins de Mylène Farmer (« L’Horloge »), de François Feldman (« Le serpent qui danse ») ou de Serge Gainsbourg (« La Chevelure »). Toutes ces interprétations, aussi imparfaites fussent-elles, avaient le mérite de mettre à l’honneur les mots du poète et de les faire revivre. Aussi, c’est avec une grande curiosité que je me suis rendue à la Vence Scène, ce dimanche. Le mix avec la musique funk me paraissait original voire très déroutant. Qu’est ce que cela allait donner ?
Le spectacle commence par le préambule des « Fleurs du Mal », sobrement intitulé « Au lecteur ». Dans ce texte, Baudelaire décrit de manière fascinante les faiblesses humaines et nous amène, comme s’il nous prenait par la main, vers ses textes et sa démarche poétique. Sur la scène, l’Apprenti se substitue au poète. C’est lui, qui, par sa diction parfaite nous guide dans cette descente vers le Mal : « chaque jour, vers l’Enfer, nous descendons d’un pas ». Au milieu de tous ces péchés, « la ménagerie infâme de nos vices », il y en a un plus grand que les autres : c’est l’Ennui, le Spleen (« ce monstre délicat que tu connais, lecteur, mon semblable, mon frère »). Les mots ont été écrits il y a bien longtemps, mais habillés par la musique, ils résonnent en nous comme s’ils avaient été écrits la veille.
Vêtu d’une redingote qui lui donne un look très XIXe siècle, l’Apprenti commence la déclamation du second texte en prose : « Je me propose d’être ivre ». C’est une ode aux paradis artificiels (titre du recueil éponyme d’où est issu le texte) : le vin, l’alcool, mais pas que… Il y est aussi question d’opium qui « illumine » la musique que l’on écoute « à l’Opéra » : la musique n’est plus une « simple succession de sons agréables », elle est devenue « une série de memoranda » (…) qui évoque « devant l’œil » de l’esprit du poète « toute sa vie passée ».
Les paradis artificiels sont aussi le thème du troisième texte déclamé justement intitulé « Le Poison ». L’accompagnement musical, qui était très léger et doux sur le texte précédent, devient ici plus présent. Il ne s’agit plus d’un texte récité de façon intimiste, avec un fond musical ténu. À présent, la musique et les chœurs envahissent tout notre espace sonore de la même façon que l’opium « agrandit ce qui n’a pas de borne, allonge (…), approfondit le temps (…) et remplit l’âme au-delà de sa capacité ». Les paradis artificiels ne sont pourtant rien à côté du « poison qui découle des « yeux verts » féminins ; véritables « lacs » où les « songes » du poète viennent « se désaltérer ». Tout comme l’opium ou le vin, la femme aimée est vue comme un poison : « tout cela ne vaut pas le terrible prodige de ta salive qui mord ». À la fin de ce morceau, la musique et les mots de Baudelaire ne font plus qu’un. Après une montée en puissance et un climax musical, c’est le retour au calme et nous poursuivons notre voyage tant musical que poétique.
Dans le morceau suivant, « Les Litanies de Satan », le poète, l’Apprenti (?) se place sous la protection du Diable. La phrase « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère » est répétée quinze fois. Le texte est déclamé sur un fond de piano et de batterie et prend une tonalité de plus en plus jazzy. Il ne semble y avoir pas d’autre issue que de se placer sous la protection de Satan : « guérisseur familier des angoisses humaines », « Prince de l’exil », « grand roi des choses souterraines ». Le texte contient des anaphores : le vocatif précédemment cité mais aussi des phrases qui interpellent et louent le Malin (« toi qui sais tout / toi qui fais » / toi qui poses / toi dont l’œil… »). Habillé par la musique, le texte n’est plus seulement issu d’un livre, il renait comme s’il avait droit à une autre existence. Il devrait être une invocation à Dieu dans une église de Harlem, mais ici le Dieu, c’est le Diable. Tout est transformé et nos repères s’effondrent. Comme pour le morceau précédent, les chœurs forment un contrepoint incroyable avec l’ensemble musique / texte ; et quand ils s’arrêtent, c’est encore une fois un retour au calme apaisant.
Nous poursuivons notre itinéraire baudelairien avec les titres ultérieurs : « L’homme et la mer » (dont Karim Maurice, le créateur du livret et directeur musical, me parlera longuement à la fin du spectacle) ; « Une charogne », illuminée par un brillant solo de saxophone. Le contraste entre le thème de ce texte et la musique entrainante et pleine de vie, est saisissant. Je me dois d’évoquer également le poème « L’horloge » dont toute la déclamation est accompagnée par des tic-tac ingénieusement interprétés par les musiciens tapant sur leurs pistons ou sur leurs instruments, en suivant un rythme très précis. Plus tard, ces mêmes musiciens m’avoueront que cette partie musicale avait été très minutieusement mise au point par Karim Maurice qui voulait que le son produit ressemble à s’y méprendre au tic-tac d’une pendule. Les mots prononcés par l’horloge sont chuchotés par les chœurs : « Souviens-toi ! », « Je suis Autrefois et j’ai pompé ta vie avec la trompe immonde » et deviennent de ce fait, encore plus inquiétants. Aucune vraie note de musique, donc, sur ce morceau et pourtant, c’est un des plus réussis du spectacle.
Après deux autres morceaux, le récital se termine avec le texte « Élévation » : « Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées (…), mon esprit ; tu te meus avec agilité ». Il n’est plus question de Satan, ni de ténèbres : les chœurs s’élèvent, leurs voix montent vers les cieux. L’esprit s’envole « bien loin de ces miasmes morbides » et est à présent purifié « dans l’air supérieur ». Et c’est sur cette tonalité ascendante et libératrice que prend fin le spectacle, mais pas la soirée, puisque j’ai eu la chance de pouvoir converser avec Karim Maurice et ses musiciens lors de l’« after ». Ce qu’ils m’ont raconté était tellement intéressant et illustrait tellement bien ce que j’avais vu que j’ai choisi de le relater dans une rubrique à part.
Quand on assiste à un spectacle, le plaisir éprouvé est souvent renforcé quand on a la chance de pouvoir parler avec le(s) créateur(s) du récital et quand celui-ci / ceux-ci vous en explique(nt) la fabrication, les différentes étapes, les réflexions qui ont précédé tout ce que nous avons vu sur scène. Voici en quelques lignes, ce que j’ai pu récolter ce soir-là (Merci à Karim Maurice, à Régis et à François Carrel)
« C’est d’abord une raison familiale : mon grand-père, qui était très lettré, m’a fait découvrir la peinture et la musique. Il avait l’habitude de déclamer « L’homme et la mer ». J’hallucinais toujours sur ce texte. J’ai encore sa voix dans la tête. A sa mort, on a d’ailleurs récité ce texte lors de ses funérailles. A un moment où je cherchais des textes à déclamer, je me suis rappelé « L’homme et la mer » et je me suis dit : « je vais me pencher là-dessus. L’univers me plaisait ».
« Le thème baudelairien du temps, ça reste actuel ; la drogue, l’addiction, la religion, aussi. Pour ce projet, quand l’Usine à Jazz m’appelé, je savais qu’il me fallait des chanteurs avec beaucoup de métier, une grande oreille et un grand sens du rythme ».
« Dans le poème « A une charogne », le poète parle d’une charogne et la musique monte vers le ciel. Petit à petit, on comprend que la copine du poète n’est pas morte, mais l’a quitté pour un autre. Dans la phrase « Dites à votre vermine que vous couvrirez de baisers… », la vermine, c’est son rival et cela devient de l’humour noir. Le morceau commence comme une balade anodine. Plus on avance, plus la musique devient légère et sautillante. Les accords violents traduisent la haine que le poète éprouve envers cette femme. J’aimais bien ce côté noir, comique ».
« La musique a été écrite pour les personnes du Big Band. Karim exploite leurs possibilités à 100% : le souffle du vent pour « L’homme et la mer », les tic-tac de l’horloge. Il nous a fait faire des choses qu’on n’avait jamais faites : le piston des trompettes, les clés du sax, la résonance du pavillon du trombone. Le bruit devient matière musicale. Karim nous a fait faire des essais très minutieux : « et si tu presses une touche, ça donne quoi ? ; et si tu en presses deux ? On faisait des enregistrements et on les lui envoyait par téléphone ».
« Les premières lectures des partitions nous ont perturbés. Cela était inhabituel de jouer sans le texte mais on s’est accroché. On s’est dit qu’il y aurait forcément des trucs derrière et c’est ce qui s’est passé. Quand le texte est arrivé (les textes se sont fixés après), Karim a décrit les sentiments et cela donne des clés pour interpréter la musique. On avait des indications sur les partitions : « groove », « punk », « satanique » ; ça donne tout de suite la couleur. Il y avait aussi des références aux dessins animés, aux films, aux mangas, aux séries (« Magnum », par exemple). Il y avait aussi des inspirations plus savantes comme Messiaen ou Wagner : un mélange de culture hyper pointue et de culture très populaire ».
« Ce qui m’a fait délirer, c’est que c’est la première fois qu’on joue une partition avec 13 instruments qui jouent chacun une note différente ; et cela sonne bien. Rien n’est fait au hasard. L’ordre est très réfléchi. Tout est sensé. C’est un projet qui m’a grandi personnellement ».
Avant le lever du rideau, Karim nous a dit « Faites-vous plaisir ». On est dans une ambiance un peu théâtralisée. Les musiciens sont synchro, précis mais pas trop non plus, car il faut que le public regarde aussi le narrateur ».
Composition et direction artistique : Karim Maurice
Récitant : L’Apprenti
Chant : Anaïs Laugier, Antoine Angelloz et Laetitia Hulewicz
Big Band de l’Usine à Jazz
Saxophones altos & sopranos : Stefan de Landis et Jean-Baptiste Drevet
Saxophones ténors : Laurent Bernard et Thierry Charbit
Saxophone baryton : Arnaud Ruffin
Trompettes & bugles : Christophe Girod, Dominique Gillet, Olivier Maupas et François Carrel
Trombones : Yannick Malot, Régis Degroisse et Félicie Gouyer
Trombonnes basses : René Pierre & Julien Palletier
Clavier : Jérémie Bouchet
Basse : Pierre-Yves Soppet
Guitare : Serge Stella
Percussions : Sébastien Donnadille
Batterie : Lalie Michalon
Toutes les photos apparaissant sur cette article sous sous © Sébastien Chollier