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Le Prix Russolo est une des plus prestigieuses récompenses décernées en composition musicale électroacoustique. Créé à Varèse (Italie) en 1979 en hommage au peintre et compositeur italien Luigi Russolo, le « Concorso Internazionale Luigi Russolo » a été organisé pendant 40 ans par la Fondation Russolo-Pratella dirigée par Gian Franco Maffina et Rossana Maggia.
Après quelques années de pause, le prix est à nouveau organisé depuis 2010 par le Studio Forum d’Annecy (Festival Bruit de la neige) en collaboration avec la fondation Russolo et le Festival Lem (Barcelona). L’occasion ici, de rapprocher nos deux immenses précurseurs de la musique moderne que sont Luigi Russolo et Pierre Schaeffer, indissociables pour l’éternité de l’Histoire de la Musique contemporaine.
Né en 1885, Luigi Russolo est au commencement, un peintre, un observateur des profonds changements de son temps, auteur du vibrant « Synthèse plastique des mouvements d’une femme » (1912), tableau exposé au Musée de Grenoble.
A vingt cinq ans, Il rencontre les peintres du mouvement futuriste et découvre le bruyant environnement industriel du début du siècle pour imaginer l’emploi dans des œuvres musicales de tous les sons-bruits de la nature et de la vie, du langage, mais aussi plus surprenant de la guerre. La projection sonore dans ses toiles « Eclairs (Lignes-Force de la foudre), « Dynamisme automobile », « Train en vitesse », « Musique » entraîne naturellement la théorisation de ses idées dans son manifeste « L’Art des bruits » où on assiste au réveil d’une ville avec sa dynamique visuelle et ses échos d’effets doppler : « Traversons une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous d’eau, d’air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-et-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques et des chemins de fer souterrains... ».
L’Art des bruits paraît le 11 mars 1913 en réponse à son ami, le musicien futuriste Francesco Balilla Pratella. Luigi Russolo a l’intuition d’une nouvelle musique pour laquelle il décide de construire avec son ami Ugo Piatti des machines baptisées « Intonarumori » auxquelles il va donner de drôles de noms poétiques, hululeurs, grondeurs, crépiteurs, strideurs, froufrouteurs, éclateurs, glouglouteurs, bourdonneurs, sibileurs propres à éveiller une nouvelle volupté acoustique. Ce sont 23 boîtes en bois de couleurs jaunes, vertes, rouges, roses, bizarrement peintes avec des chapeaux Haut de forme éclatés où derrière chacune on trouve un musicien qui actionne à la fois une manivelle et un levier pour varier les tons et produire des spirales sonores. L’orchestre offre alors une vision de sombres personnages luttant pour ne pas disparaître dans la vague nébuleuse d’ablutions sans fin. Ainsi, Luigi Russolo laisse un moment de côté sa peinture pour diriger ses concerts futuristes. La première représentation a lieu en avril 1914 au Théâtre Dal Verme de Milan où les spectateurs se souviennent d’une énorme bagarre générale menée par Marinetti à coup de poing, il faut dire que les mouvements naissent alors grâce à la pratique du scandale et de la polémique. Suivront quelques concerts à Gêne et au Colyseum de Londres mais la guerre va stopper son élan artistique, il reviendra du front grièvement blessé et désabusé d’avoir perdu son ami Umberto Boccioni.
Les trois concerts de Paris au théâtre des Champs-Elysées en 1921 vont attirer un nombreux public, parmi lesquels Igor Stravinski, Darius Milhaud, Maurice Ravel, Piet Mondrian, Edgar Varèse. Une vague déception accompagnera ces concerts dans la mesure où la critique attendait une explosion sonore qui n’eut pas lieu, les bruiteurs ayant été accidentés pendant le voyage.
De 1921 à 1927, de retour à Milan auprès de son épouse Maria Zanovello, il présente l’archet enharmornique au Lyceum de Milan en 1923, le seul instrument de Luigi Russolo qui subsiste et qu’on peut voir encore aujourd’hui à la Fondation Russolo Pratella. C’est à ce moment qu’il décide également de construire en quatre exemplaires le Rumorharmonium, sorte de Piano droit, qui rassemble plusieurs bruiteurs, tous disparus aujourd’hui.
En 1927, Luigi Russolo revient à Paris avec Prampolini et Marinetti pour des représentations des « Ballets futuristes » au Théâtre de la Madeleine. Au printemps 1928, il s’installe avec la peintre Fanny Hefter, amie de Sonia Delaunay, dont il a fait la connaissance. C’est à ce moment-là que Russolo avec le Rumorharmonium accompagne des films muets au Studio 28, notamment sur « la marche des machines » de René Deslaw. Jean Painlevé dans une correspondance décrira l’instrument comme une marmite sonore idéale pour accompagner les images : « … Ainsi des plaques métalliques étaient mises en branle, des débris de vaisselle s’entrechoquaient, des cylindres de carton résonnaient, des soufflets gémissaient… des halètements de machines ou des coassements de crapauds, à des dégringolades de porcelaine, des gifles, des appels étouffés, des cris… ». Pendant sa période parisienne, Luigi Russolo sera très actif dans le milieu artistique et participera à l’aventure de la revue « Cercle et Carré » de Michel Seuphor créée en 1929. Grâce à son intuition et ses écrits, on assiste avec lui à une inversion du bien et du mal, du son-musical au son-bruit, à une substitution des immondices à la beauté ce qui dans le domaine de l’art n’arrivera qu’avec la « Fontaine », l’urinoir de porcelaine de Marcel Duchamp.
Le manque de moyens financiers pour perfectionner son instrument et l’arrivée du cinéma parlant entraînent l’abandon de son rêve de le produire en quantité industrielle. Sans doute fatigué par son échec commercial, il quittera en 1931 Paris pour Tarragone en Espagne où il va étudier les sciences occultes qui feront l’objet d’un livre « Al di la della materia » (Milan 1938) et d’un manuscrit « Dialoghi fra l’io e l’anima » annoncé à paraître en 1958 mais qui restera inédit.
Rentré en Italie en 1937, il s’établira à Cerro di Laveno où il retrouvera sa femme. Il refusera de renouer avec le mouvement futuriste et continuera à peindre jusqu’à sa mort en 1947 des paysages « passéistes », intéressants mais sans le génie des premières toiles futuristes.
Si les travaux de Russolo marquent une date majeure dans l’histoire de la perception auditive, il manque à Luigi Russolo la chance qu’a eu Pierre Schaeffer (1910-1995) de trouver en la personne du génial compositeur Pierre Henry, l’assistant idéal pour dévoiler les prémices d’un solfège de l’objet sonore où à l’aide de différentes manipulations sonores, sillon fermé où l’aiguille bute à l’infini à la fin du disque, les boucles, les variations de vitesse et la diffusion à l’envers, ils inventeront un nouveau genre musical, la Musique Concrète. De ces expérimentations naîtront plusieurs Chef d’œuvres dont « La Symphonie pour un homme seul » ou « Orphée 53 ».
De son côté, les documents sonores laissés par Luigi Russolo étant peu nombreux, la Fondation Luigi Russolo dirigée par F.G Maffina et Rossana Maggia – Pratella décida de reconstruire à partir des brevets déposés à Paris plusieurs exemplaires de bruiteurs et d’organiser à partir des années 80, des concerts futuristes de l’ensemble « Petit Café » à travers l’Europe. Deux merveilleux disques rendent compte de cette expérience, le premier réalisé par Duris Juraj de la Radio National de Slovaquie est un « live » donné à Bratislava en 1996 et le deuxième, le magnifique « Cinq minutes pour anéantir le silence » a été produit par le Festival Bruit de la neige en 2005 en demandant à des compositeurs de créer une musique à partir des enregistrements des bruiteurs réalisés à la Fondation par le Studio Forum. L’invention de Luigi Russolo trouvait là enfin un épilogue heureux grâce à cet hommage de musiciens du troisième millénaire.
Références de l’article :
1. Peinture de Luigi Russolo exposé en Rhône Alpes : « Synthèse plastique des mouvements d’une femme », huile sur toile, 1912, conservée au Musée de Grenoble
2. Luigi Russolo « L’art des bruits », Préface de Giovanni Lista, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975.
3. CD « Cinq minutes pour anéantir le silence » compilation de musique avec bruiteurs, œuvres de Rossana Maggia, Luigi Russolo, Studio Forum, Le bruit de la neige, 2005
4. G.F. Maffina « Luigi Russolo e l’Arte dei Rumori », Torino, Martano editore, 1978
5. Concours Luigi Rusolo – Rossana Maggia organisé par le Studio Forum (Annecy) et le Festival Lem (Barcelona) :
http://www.studioforum.net/concours/2012/uk.html
6. Palmarès du concours :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Russolo
7. Rossana Maggia,
http://www.rossanamaggia.it/cd-concerti.html