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Docks de Lausanne

Les choses que (M)es petits-enfants devraient savoir

lundi 22 mai 2023 par Caroline Vuagniaux photographie , Lt. Felipe Caramelos rédaction CC by-nc-sa

Compte-rendu

Initialement prévu le 30 mars 2022, nous avons enfin eu la chance de voir Eels dans ma salle préférée à Lausanne pour sa tournée Européenne Lockdown Hurricane 2023 [1]. Le groupe est actif depuis les années 1990 et est connu pour sa musique qui aime s’introduire à l’intérieur de l’être humain, aux paroles sombres et souvent teintées d’humour noir. Les membres du groupe peuvent varier, mais Mark Oliver Everett est la figure centrale du groupe en tant que chanteur, compositeur et multi-instrumentiste principal. Sa musique reflète toujours un vécu tragique et personnel.

Né en Virginie en 1963, E. est le fils cadet du célèbre scientifique et millionnaire, Hugh Everett III (théoricien des univers parallèles infinis), qu’il retrouve mort d’une crise cardiaque en 1982. Élève médiocre et enfant à problèmes, Mark trouve très tôt une échappatoire dans la musique grâce à sa sœur Liz, notamment celle de John Lennon et son album Plastic Ono band ou encore Neil Young et Leon Russell. À l’âge de 6 ans, il se met à la batterie lors d’une fête scolaire et reprend en chœur avec ses copains, copines « Et l’éclat rouge des fusées… » avec de furieux roulements sur une caisse claire. Il déclenche alors un délire dans le public de la cantine de l’école transformée en salle de concert. Et voilà comment, sa vie a bifurqué dans un autre univers parallèle :

Tu te caches en toi-même dans le monde réel, qui ne pourra te faire du mal et t’humilier, mais tu montes sur scène pour un show débordant de passion et de sensibilité, espèce de bâtard ! ».

Les lumières de la salle de concert s’éteignent progressivement, créant une atmosphère d’anticipation dans l’air. Les murmures des fans impatients se dissipent alors qu’une mélodie subtile, presque mystérieuse, émerge des enceintes. Les membres du groupe EELS arrivent lentement sur scène, prêt à enflammer la soirée. Avec sa barbe immense, M.E ressemble de plus en plus à John Lennon époque « Give peace a chance ». Les premiers titres sonnent comme des reprises rock des années 60 joués un dimanche après-midi : « Steam Engine », « Amateur », « Me and the boys (NRBQ) » et « Watcha Gonna do about it des Small Faces »… Il n’y aura pas de toy piano ni électrique Wurlitzer ce soir ! La formation sera cette fois-ci minimale avec 4 musiciens ! Rock c’est Rock ! « Comment ne pas être là où on vous attend ».

Norman Rockwell Colors fade
All my favorite things have changed
But what the hell
Hello cruel world.

Il était une fois un jeune garçon nommé Mark. Sa vie était remplie de bonheur et de musique. Son père était un talentueux scientifique et l’enfant aimait chanter dans la voiture « Mummy’s dead » en allant faire les courses avec sa mère. À quatorze ans, Il sort déjà avec la plus belle fille du collège, « Charlotte aux fraises » et frôle la prison pour vol de voiture, pourtant celle de ses parents, drôle de justice. À seize ans, il fumait des joints dans le salon avec sa sœur Liz qui bossait dur à son dévergondage et le nommait malicieusement par ses initiales M.E. Chaque jour, leur maison était remplie de mélodies joyeuses à la Grateful Dead qui résonnaient à travers les murs. Une grande complicité existait entre eux, mais sa sœur tombera quelques années plus tard dans les griffes de la drogue le jour même de la sortie de son premier disque, sa grande sœur était l’un de « ses rayons de soleil ». "Tais-toi ou meurs", hurle le père de Mark à l’adresse du chat, un homme qui entretient l’art du mutisme avec ses enfants pour seule communication éducative. Cependant, le destin frappera encore durement chaque membre de sa famille, sa mère meurt d’un cancer, jusqu’à faire de lui un rescapé qui se retrouve seul, abandonné dans un monde obscur où tout avait perdu de son essence.

Le chagrin enveloppe E pendant des mois. Il se renferme sur lui-même, incapable de trouver une lueur d’espoir dans sa vie brisée. Lassé de sa Virginie natale, à 24 ans, il fait ses valises pour Los Angeles. Sa carrière démarre vraiment en 1991, avec la signature d’un contrat de deux albums solos pour Polydor, A Man Called E (1992), album pour lequel il tourne en première partie de Tori Amos, puis Broken Toy Shop (1993). Le groupe Eels, dont il est le leader, est présent sur la B.O. de plusieurs films de DreamWorks, comme American Beauty (1997), Shrek (2001) ou Shrek 2 (2004). Il faut lire Tais-toi ou meurs [2], autobiographie de Mark Oliver Everett dans lequel il retrace son parcours d’inadapté social, son besoin frénétique de créer de la musique saturée, d’inventer des sons inouïs sur un 4 pistes, faire du bruit comme une réponse au silence des morts :

Les bruits de la ville m’arrivaient par la fenêtre ouverte et je pensais à ce quartier craignos et à tout ce que j’apprenais sur la vie et la mort. J’avais acquis une conscience aiguë du fait que j’étais en vie, que je respirais, et que ça n’allait pas durer toujours. Je me suis senti en veine tout d’un coup, je me suis levé, je suis allé dans le salon prendre la guitare électrique barytone appuyée sur la table basse, je l’ai branchée sur un ampli et j’ai commencé à grattouiller les cordes en chantant (...)

Mark Oliver Everett se tient au centre de la scène, vêtu de sa tenue caractéristique : un costume sombre et un nœud papillon. Son regard intense et sa présence magnétique captivent immédiatement le public. Les autres membres du groupe sont derrière lui, le son est puissant, vibrant dans chaque recoin de la salle. Les rythmes entraînants et les lignes de basse groovy se mêlent aux guitares atmosphériques et aux mélodies accrocheuses, créant des ballades rocks avec des titres envoûtants comme Good Night on Earth, Anything for Boo, Jeannie’s Diary, 3 speed
La scénographie est sobre mais efficace, il n’y a pas de visuel superflu et inutile. Des jeux de lumières subtils illuminent la scène, créant des ambiances variées pour accompagner chaque chanson. E. interagit avec le public, partageant des histoires personnelles et injectant des touches d’humour entre les chansons. Sa présence sur scène était à la fois captivante et humble, créant une connexion intime avec chaque personne présente dans la salle. Les accords percutants de « You really got me » des Kinks font vibrer les cœurs des spectateurs.

Les Eels ont sorti plusieurs albums acclamés par la critique, notamment Beautiful Freak en 1996, Electro-Shock Blues en 1998 et Hombre Lobo en 2009. La musique des Eels est souvent caractérisée par des paroles introspectives et mélancoliques, ainsi qu’un mélange de styles allant du rock alternatif à la pop et au folk. Mark Oliver Everett est également connu pour ses performances émotionnelles sur scène et sa voix distinctive. Les paroles des chansons d’Eels sont souvent profondes et émotionnelles, abordant des thèmes tels que la solitude, la perte, la mort et la résilience. Le groupe est également réputé pour ses performances live énergiques et captivantes. À Lausanne, les titres au charme doux amer de leur treizième album Earth to Dora (Octobre 2020) seront les plus joués.

Revenant du bar et de l’excellente exposition Figures au féminin présentant des œuvres Pop’art / BD d’Helen Mc Geachy, je suis content d’entendre à nouveau « I like the birds », un titre de mon album préféré Daisies of the galaxy qui a un son bidouillé et complexe comme je les aime… une guitare qui sonne comme fabriquée dans du faux métal pour donner un peu de joie désabusée à tout ça, une ambiance plus légère que le cadavre qu’on doit relever au petit matin du sol de la salle de bain avec la tristesse de la solitude qui en découle.
Alors que le concert approche de sa conclusion, le groupe ne déçoit pas, offrant un final explosif, avec des accords finaux qui semblent froufrouter dans les âmes de chacun : « Earth to Dora », « Wonderful Glorious » et un dernier opus pour la route : « God Gave Rock and Roll to you » aux qualités salvatrices... À quoi, à qui peut-bien penser M.E. lorsqu’il termine ce concert ?

Alors que les spectateurs quittent la salle au compte-goutte, remplis d’une profonde satisfaction, le concert de Eels a été bien plus qu’une simple performance musicale. C’est une expérience émotionnelle devenue collective, moins nombriliste que par le passé, un vrai groupe qui voyage au cœur des émotions humaines, où la musique a transcendé les barrières pour évacuer les déchets du fœtus et créé une connexion profonde entre l’artiste et son public :

Je ne suis sans doute pas le mec le plus équilibré du monde, pourtant si l’on prend tout en compte... j’ai survécu. Et ce, simplement en étant moi-même. C’est plutôt génial et miraculeux, non ?

Portfolio

EELS - I LIKE BIRDS
Concert film and live album filmed and recorded live June 30th, 2014 at Royal Albert Hall, London, England.

Notes

[1Titre de l’album The Cautionary Tales Of Mark Oliver Everett, 2014

[2Titre original en anglais Things the Grandchildren Should Know, chez Little, Brown & Company, Grande-Bretagne, 2008

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