> Mag > Écritures > Orhan Pamuk, retour à l’origine d’une œuvre
À Lyon le 20 mai pour les Assises internationales du Roman, Orhan Pamuk, écrivain turc, lauréat du prix Nobel de littérature 2006, présente son premier roman, Cevdet Bey et ses fils, qui paraît aujourd’hui en France, 32 ans après sa publication en Turquie. L’auteur répond également à des questions sur son œuvre et son travail d’écriture, en prise avec l’identité turque au XXe siècle et, plus sûrement, le mystère d’être humain.
Cevdet Bey et ses fils offre au lecteur francophone un drôle de flashback dans une œuvre aventureuse. Trois incursions, au hasard... Il y eut Mon nom est rouge, thriller polyphonique chez les miniaturistes ottomans du XVIe siècle, œuvre forte qui, dans l’intimité de l’acte créateur, approche l’affrontement entre l’orient et l’occident... Ou encore Neige, roman sur les traces de Ka, un poète qui se risque en hiver à Kars, dans l’est de la Turquie : il doit élucider pourquoi des jeunes filles se voilent et se suicident, mais il se languit aussi de retrouver une femme qu’il a connue plus jeune. Sans oublier Le Musée de l’innocence où Kemal, un Stambouliote un peu dandy, se perd dans une collectionnite aiguë, par amour.
Cevdet Bey et ses fils, qui sort aujourd’hui en France, est en fait votre premier roman, paru en 1982 en Turquie. Pourquoi a-t-il mis tant de temps à nous arriver ?
Mais il a mis plus de temps encore ! En fait, Cevdet paraît en français 39 ans après que j’ai commencé à l’écrire, à 23 ans. Je l’ai fini à à 27 ans, puis je n’ai réussi à le faire publier qu’à 30 ans ! Aujourd’hui, je suis traduit dans 62 langues – dont les dernières sont l’éthiopien et le mongolien. Mais je suis reconnaissant à Gallimard qui fut le premier à m’éditer à l’étranger. C’est à l’époque Münevver Andaç, la traductrice de Yachar Kemal, qui leur avait parlé de mon deuxième roman, La maison du silence. Puis, ensuite, chaque fois qu’on me demandait un nouveau livre, j’ai toujours proposé le suivant. Ça s’est fait un peu comme ça, par manque de temps. Mais aussi parce que je voulais toujours être moderne, expérimental, post-moderne, inventif ! A l’époque, je considérais Cevdet… comme un roman classique, familial, démodé. Il m’embarrassait un peu. Aujourd’hui, je suis heureux qu’il soit publié ici.
Ce livre manquait à vos lecteurs francophones. Que représente-t-il pour vous ?
C’est mon roman le plus réaliste. L’histoire commence en 1905 : l’empire ottoman se désagrège et Cevdet Bey, un riche marchand stambouliote, se marie. Le livre est très autobiographique car j’y décris la vie des bourgeois laïcs à Istanbul au XXe siècle, et, en particulier l’invention de leurs intérieurs bourgeois.C’est ce que j’ai connu dans mon enfance. Cevdet raconte cette classe, son attrait pour l’occident, ses problèmes intellectuels, mais aussi les magasins, les journaux, la politisation. Il dit comment ces gens flirtaient, se mariaient, vivaient au quotidien à Istambul. Et pour rendre le livre plus panoramique, j’ai combiné cette évocation avec des scènes politiques et des scènes d’Ankara – qui est devenue la capitale du nouvel État turc à partir de 1923. J’ai aussi écrit sur l’émergence des partis nationalistes autoritaires d’extrême droite et de divers mouvements intellectuels et politiques.
Votre roman embrasse le XXe siècle et beaucoup des thèmes abordés plus tard, notamment une certaine identité turque, déchirée entre l’orient et l’occident. Peut-on parler d’une matrice de vos œuvres futures ?
Je suis d’accord. La plupart des thèmes que j’aborderai dans mes romans ultérieurs étaient déjà présents dans Cevdet. Et en particulier cette émergence d’une individualité bourgeoise nouvelle qui assume le poids de l’islam traditionnel, tout en inventant une vie moderne à la maison. L’architecture en est peut-être un bon exemple et ce livre est « architecturalement » très autobiographique.
Mon grand père et ma grand mère habitaient avec les oncles, les tantes dans une espèce de grand hôtel particulier. Un oncle occupait une branche avec sa femme et ses enfants, un second une autre avec sa famille, et ma grand-mère vivait au sommet, à l’étage supérieur. Puis ils trouvèrent que c’était trop démodé de vivre dans ce palazzo. Alors ils construisirent un immeuble à appartements, d’imitation française, avec un corridor, un « salon », une « salle à manger ». Puis ils commencèrent tous à vivre dans des appartements séparés, avec un « ascenseur ».
La porte principale était fermée à clef. Mais, dans le respect de la tradition, les portes des appartements étaient toujours ouvertes. Dans mon enfance, j’allais chez mes cousins, ils venaient chez moi, je montais chez ma grand-mère et nous n’avions pas le droit d’utiliser les ascenseurs ! On s’amusait beaucoup avec les oncles, les cousins, les pères et les fils, les tantes et la grand-mère, toujours plus gentille que votre mère ! Quand j’ai décidé de ne pas être peintre, ni architecte, alors j’ai commencé à écrire ce livre pour raconter tout cela.
l’islam politique a du succès, en partie à cause de ce vide spirituel que la bourgeoisie turque aurait dû remplir.
Y a-t-il un lien avec la réalité d’aujourd’hui ?
Le lien est peut-être la continuité de cette classe supérieure occidentalisée. Je crois dans certaines de leurs valeurs, comme la laïcité et la modernité. Mais en fait, ils n’étaient pas libéraux, mais autoritaires : ils regardaient leur peuple de haut. Heureusement, ils n’étaient pas religieux, mais tout de même très autoritaires, appuyés sur l’armée. Alors, la formation et la mise en place de la bourgeoisie turque, avec l’aide de l’armée, a été souvent été problématique.
Par ailleurs, ces classes moyennes supérieures étaient prêtes à oublier les gloires de l’empire ottoman. Sauf qu’elles ne savaient quoi mettre à la place. Elles s’achetaient des biens européens, des buffets et des imitations de meubles français. Cela leur faisait plaisir. Mais elles ne réalisaient pas qu’elles avaient à inventer un nouvel art, une nouvelle littérature, une nouvelle humanité. Et elles ont échoué en cela. Et donc l’islam politique a du succès, en partie à cause de ce vide spirituel que la bourgeoisie turque aurait dû remplir.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Cevdet est l’œuvre d’un jeune romancier, qui veut faire une étude de caractères d’inspiration Dostoïevskienne. Le livre raconte l’histoire de trois jeunes amis ingénieurs, et leurs attitudes différentes face à la vie. L’un est beau, riche et très ambitieux, le second est facile à vivre et heureux de ce qu’il a et le troisième est plutôt démoniaque, poète, dans la veine de Baudelaire. La peinture des profondeurs des personnages compose une fresque de l’occidentalisation turque. C’était l’enjeu majeur du roman.
J’ai aussi été très inspiré par Les Buddenbrooks, de Thomas Mann, par Proust et Tolstoï. Ces quatre auteurs sont pour moi les quatre grands romanciers par excellence. Toujours été moderne dans leurs formes, leur profondeur, leur ambition panoramique. Mais j’étais aussi inspiré par Borges ou Calvino pour leur caractère ludique. Et par l’espèce d’obscurité d’Edgar Allan Poe. Entre autres. Je crois que j’ai combiné ces influences dans mes livres, en même temps très turcs.
Vous avez étudié l’architecture. Comment cela a-t-il inspiré votre manière d’écrire ?
Je viens d’une famille d’ingénieurs. Quand j’étais enfant, mon oncle nous arrêtait dans le corridor pour nous poser des énigmes mathématiques. Venant de cette famille-là, même si je n’avais pas étudié l’architecture, je ferais des plans pour mes romans. Et je fais beaucoup de plans. Je fais des plans, j’écris l’histoire, j’organise mes chapitres, je fais un plan, puis j’organise en chapitres et je développe. L’architecture m’a appris à être patient. Il faut faire le plan, avant de construire l’immeuble. Cela économise beaucoup de temps. Alors j’accepte : comparé à d’autre romanciers turcs, on peut dire que je suis très « architectural » !
Mais un roman est aussi un grand arbre avec 10 000 feuilles. Vous pouvez imaginer le tronc, puis les branches et les feuilles, mais vous ne pouvez pas penser à l’ensemble en une fois. Moi, je développe, j’imagine, je reprends, je change de direction, je reviens. Puis je saute dans le temps, je connecte à un autre moment, ou j’écris peut-être une longue phrase dans une espèce de veine réaliste à la Hemingway, avant de repasser à autre chose, un autre moment qui me conduit lui aussi ailleurs. Mais Cevdet a beaucoup moins de ces acrobaties stylistiques que l’on trouve dans mes autres romans. Il ne perd pas le lecteur !
La lecture de vos romans ralentit mon rythme de lecture. Dans un sens très positif : je prends mon temps. Je chemine. Avez-vous aussi cette lenteur quand vous écrivez ?
C’est comme la peinture. J’écris à la main. J’écris très lentement. Je n’écris pas plus de 200 pages en un an. Deux cents pages publiables, qui doivent être belles. Je fais beaucoup de brouillons, quelqu’un saisit le texte. Puis je corrige. A nouveau, le texte est mis dans l’ordinateur et je recorrige. Et ça continue jusqu’à ce qu’on me dise : « Bien, là, c’est bon, il faut finir le livre » ! Je suis heureux que les gens consacrent du temps à mon livre. La densité du texte compte pour moi. Et c’est pourquoi la qualité de la traduction est si importante.
J’aime passer d’un sommeil plein de rêves à cette écriture imaginative.
Avez-vous un rituel d’écriture ?
J’aime me lever le matin et, cinq minutes après, m’installer à ma table avec mon café pour lire ce que j’ai écrit la veille. J’aime ce moment-là. J’aime passer d’un sommeil plein de rêves à cette écriture imaginative. La radio, les journaux, les e-mails, les questions urgentes et la situation politique : tout cela me distrait. C’est pourquoi je suis plus heureux en tant qu’écrivain à New York : je ne m’y sens pas responsable de la politique américaine ! J’apprécie juste les bibliothèques et le temps est libre pour l’écriture.
En Turquie, je suis toujours inquiet et préoccupé. Par les problèmes, par les menaces que j’ai subies parfois, par les des attaques nationalistes. La politique est vraiment nuisible à l’activité créative.
Duquel des personnages de vos romans vous sentez-vous le plus proche ?
Politiquement, Ka, de Neige, est très proche de moi. Car il croit dans la parole libre, le respect des droits des minorités. Il est laïc et il veut être un démocrate de gauche. Mais il croit aussi dans l’appartenance à la tradition, il se sent proche des pauvres et il se sent faire partie d’une Turquie traditionnelle. Mais ces choses sont en contradiction, comme le montre le roman.
D’un point de vue autobiographique, je suis proche du héros du Livre noir, lui-même très proche aussi de Cevdet. Il a cette espèce de vie familiale où tout le monde, grands-parents, tantes et oncles, vit ensemble, dîne ensemble, papote beaucoup et raconte beaucoup de ragots... En fait, j’aime beaucoup ce genre de familles !
Mon enfance est plus proche de Mon nom est rouge, le triangle de deux frères et d’une mère dominatrice est très autobiographique.
Quant au héros du Musée de l’innocence, Kemal, il est plus grand bourgeois que moi. Il est même un pur bourgeois. Je suis proche de lui parce que j’ai été déchu de ma classe comme lui. Il a été déchu parce qu’il tombe amoureux de façon ridicule : tout le monde rit de lui. Alors que j’ai été déchu de ma classe - et j’en suis heureux - à cause de la littérature, de mon amour pour la littérature et non pas à cause de mon amour de la politique. La politique m’est tombée dessus comme un accident de voiture.
A quel projet travaillez-vous aujourd’hui ?
Je travaille sur un « roman majeur » - on ne dit pas cela de son œuvre, n’est-ce pas ? -, de 500 pages : A strangeness in my mind. C’est l’histoire d’un vendeur des rues, qui vend des yaourts et plein d’autres choses, à Istambul, entre les années 1969 et presque aujourd’hui. Depuis que je suis né, en 1952, ma ville est passée d’environ un million d’habitants dans les années 1950 à 13 ou 15 millions aujourd’hui. Peu de villes dans le monde, à part les villes asiatiques, peut-être, ont connu un essor démographique aussi rapide, avec des changements urbanistiques et économiques importants. Qu’est-ce que ça change dans la ville et dans la vie des gens ? Le livre doit sortir fin 2014 en Turquie, puis en 2015 ailleurs dans le monde, au rythme des traductions.
Comment un écrivain peut-il se sentir libre dans la Turquie d’aujourd’hui ? [1]
Je n’ai jamais aucun problème dans mes fictions. Je m’y suis senti libre toujours en écrivant. Mais vous n’êtes pas libre quand les journalistes vous posent des questions politiques tout le temps. Car vous ne pouvez pas leur dire tout ce que vous pensez sans avoir des problèmes.
Propos recueillis par Florence Roux (en anglais)
Site de l’auteur (anglais) http://www.orhanpamuk.net/
Site des assises internationales du roman : http://www.villagillet.net/portail/air/
Lire : Cevdet Bey et ses fils (Gallimard, collection du monde entier), La maison du silence, Mon nom est rouge, Le livre noir, Neige, Le musée de l’innocence, D’autres couleurs (recueil de textes, dont d’eux, magnifiques sur son père), Le château blanc, Istanbul, La vie nouvelle.
[1] question de Amilcar, directeur du site P3, lecteur et ami d’Orhan Pamuk.