> Mag > Musique > Quatuor pour la fin des temps
Il y avait à peine cinq minutes que la porte de l’Usine s’était ouverte pour ce concert du quarantième anniversaire de l’existence de ce groupe mythique, et déjà la foule se pressait à l’intérieur comme dans une chapelle. N’allez pas croire que cette affluence eût la dévotion pour cause, ou la soif de s’instruire. Ce n’étaient là que de rares exceptions : dans une ville telle que Genève, où la superstition règne en despote, on chercherait inutilement la vraie piété.
L’auditoire assemblé dans l’attente du retour du messie y était attiré par des raisons diverses, mais toutes étrangères au motif ostensible. Les vieux punks pour entendre de nouveau le concert de 1983, les autres venaient pour se montrer : ceux-ci par curiosité d’entendre un si fameux prédicateur ; ceux-là faute de meilleure distraction avant l’heure de la divine comédie ; d’autres encore, parce qu’on leur avait assuré qu’il n’était pas possible de trouver des places dans cette petite chapelle ; enfin la moitié de Genève était venue dans l’espoir d’y rencontrer l’autre. Les seules personnes qui eussent réellement envie d’entendre le sermon, étaient quelques dévotes surannées déguisées en chauve-souris, et une demi-douzaine de prédicateurs rivaux, bien déterminés à le critiquer et à le tourner en ridicule.
Quant au reste des assistants, le sermon aurait pu être supprimé sans qu’ils fussent désappointés, et même très probablement sans qu’il s’aperçussent de la suppression. Quoi qu’il en soit, tous attendaient Jaz Coleman, chanteur et leader charismatique au sein du groupe de post-punk/new wave/metal industriel « Killing Joke ».
Le quartier ancien m’accueillit, la petite église, éteinte, irréelle, transparaissait dans la grisaille. Subitement, je me rappelai l’incident du soir, la porte ogivale mystérieuse, l’enseigne énigmatique, les lettres railleuses et fuyantes. Quelle était l’inscription ? « Tout le monde n’entre pas » et « Seulement pour les fous. Avec avidité, je fixai le vieux mur, souhaitant secrètement que recommençât la magie, que m’appelât, moi le fou, l’enseigne lumineuse, et que me laissât entrer la petite porte. Là-bas, peut-être, trouverais-je ce que je souhaitais ? Là-bas entendrais-je ma musique ?
(H. Hesse,Le loup des steppes).
Voilà, où je me trouve 35 ans plus tard avec la question : après avoir laissé dès 1985 Killing joke pour des musiques plus expérimentales ou contemporaines, je me demande quel groupe je vais retrouver pour leur 40me anniversaire ?
Usine, Genève, vendredi 26 octobre 2018
Squat d’Argand, Concert du mardi 20 septembre 1983
En 1981, je les avais ratés à Paris (au Gibus) pour la sortie de leur premier album et puis par miracle, je les retrouve en novembre 1983 avec mon groupe Denier du Culte à les interviewer pour un fanzine annécien dans le fameux bar Remor de Genève juste deux mois après leur concert légendaire du Squat d’Argand.
À cette époque, nous étions jeunes et Jaz Coleman ressemblait au moine de Matthew Gregory Lewis, le personnage principal du roman qui trônait sur ma table de nuit avec Au-dessous du volcan. Il faut dire qu’il adore convaincre son auditoire comme il aime faire participer le public à une célébration mystique. Son physique lui donne une stature étrange de magicien indien et Il s’est d’ailleurs évaporé en 1981 en Islande à la suite d’une vision de fin du monde, abandonnant dans le désarroi pendant quelques mois son groupe et ses fans. À la fin de l’entretien, le guitariste Geordie Walker très « cool » viendra se joindre à nous, il regardera les vinyles que nous lui faisons dédicacer, parfois avec un sourire lorsqu’il n’a pas l’exemplaire d’un bootleg que nous possédons. Les autres, le bassiste Paul Raven et le batteur Big Paul, sont ailleurs, partis faire les courses pour le plaisir de la vie.
Youth, le premier bassiste, avait entretemps créé son propre groupe Brilliant et sera également connu pour être l’un des deux membres, avec Paul McCartney, du groupe électro-expérimental The Fireman. Parti en 1982, revenu en 1994 pour une pige, il réintégra définitivement le groupe en 2008 au décès de Paul Raven.
Je me souviens du Squat d’Argand avec ses sympathiques skins et punks comme l’extraordinaire Alain Vidon alias « Poubelle », l’immeuble occupé avait un côté Beyrouth avec des sacs de sable de protection militaire empilés dans les couloirs et des filets de camouflage accrochés aux plafond, cela pour prévenir toute tentative d’expulsion par la police— ce qui arriva finalement quelques années plus tard.
Le gig de 1983 avait lieu au sous-sol dans la cave assez grande pour accueillir 250 personnes et le loup des steppes, il s’agit là de mon meilleur souvenir de concert rock ! Les membres du groupe avaient traversé la salle, encadrés par de grands costauds qui portaient chacun une torche enflammée annonçant ainsi leur nouvel album Fire dances. Le concert avait débuté par le morceau « Fall of because », nous étions tous en transe et rarement j’ai revu ça par la suite… On aurait dit une fête médiévale ou un meeting politique qui aurait dégénéré. Un truc du genre le Golem débarque à l’improviste pour dîner, sauvage, basé sur leur prédiction d’une fin prochaine de la raison et d’un retour à un type d’homme plus primitif.
« Va donc, et passe cette borne dangereuse d’où jamais livre ne peut revenir ; et quand tu te trouveras condamné, méprisé, négligé, blâmé et critiqué, injurié de tous les lecteurs de ta chute (si tant est que tu en aies un seul), tu déploreras amèrement ta folie, et tu soupireras après moi, mon logis et le repos. Faisant office de magicien, voici la destinée future que je te prophétise : dès que ta nouveauté sera passée, et que tu ne seras plus jeune et neuf, jetées dans quelque sombre et sale coin, moisies et toutes couvertes de toiles d’araignées, tes feuilles seront la proie des vers ; ou bien, envoyées chez l’épicier, et condamnées à subir les brocards du public, elles garniront le coffre ou envelopperont la chandelle ! »…
L’endroit a l’allure d’un club, le bar occupe tout le côté gauche de la salle, c’est bon signe, nous n’allons pas nous bousculer pour commander un verre. L’ambiance est plutôt bon enfant, je me fais vite des copains au comptoir et même avec des vieux punks de Saint-Étienne qui ont fait le voyage. Et je commence ensuite à regarder le coin de vente des souvenirs : surprise, Youth et Jaz Coleman vendent leurs peintures, franchement pas terribles, je m’achète du coup un bonnet (warm beanie) pour l’hiver prochain.
En vente sur la table, il y a aussi le livre de Jaz Coleman Letters from Cythera et je sens que je vais regretter d’avoir bu en vodka lemon les 40 francs suisse nécessaires à son achat. Écrit en 2007 et 2008 dans le pacifique sud, ce livre de 500 pages et d’un kilo - accompagné d’un CD The Island - est le projet de sa vie. Concernant le CD, je n’ai pas été vraiment convaincu par la qualité de la composition de la symphonie, assez terne et mollassonne.
Revenons plutôt à l’écriture de ce qui constitue ses mémoires extrêmement personnelles à travers Killing Joke, à la fois musique, politique et mysticisme. Le livre décrit comment les sciences occultes ont façonné la perspective philosophique de Jaz Coleman, exposant son système préféré pour une renaissance personnalisée (la super synthèse), consistant à compléter 13 projets ou chefs-d’œuvre distincts dans une période de cinq à six ans.
En bref, c’est l’antithèse d’une biographie rock classique. Ainsi, Letters from Cythera est le premier de deux livres décrivant en détail son histoire cachée et ses liens avec les Sciences de la Terre et la tradition rosicrucienne, en soulignant les diverses innovations kabbalistes qui se sont développées au cours des 33 dernières années (et peut-être plus influencé son travail avec Killing Joke et Orchestra). Letters from Cythera couvre également les principes de l’auto-éducation, du symbolisme, de la mécanique quantique, de la numérologie et, bien sûr, de son obsession à l’image d’une île cachée aux extrémités de la Terre. À le feuilleter, le livre a l’air intéressant, et franchement, je vais essayer de le retrouver sur internet mais il semble épuisé !
Lorsqu’on écoute ses interviews entre celle de Genève en 1983 et les plus récentes réalisées par d’autres journalistes, Jaz Coleman semble ne pas avoir trop changé depuis 40 ans, il aime vivre comme un gitan : un pays différent tous les deux mois, des tournées qui s’enchaînent. Il n’y a pas de routine dans sa vie. Il a une fille en Suisse et deux autres filles en Nouvelle-Zélande et il vit la plupart du temps à Prague. Donc il est un peu bipolaire, allant continuellement entre les hémisphères nord et sud. C’est un état de transit permanent depuis 2007. Contrairement aux autres personnes, Jaz se délecte dans le noir et il n’en a pas peur. Il croit en l’idée de polarité, c’est-à-dire que plus nous nous éloignons des forces de la lumière, et plus nous nous enfonçons simultanément dans les profondeurs des ténèbres.
Le concert de Genève 2018 débute par « SO 36 » morceau du premier album - en référence à la salle de concert mythique de Berlin - suivi de « Autozone » et « New cold war » qui rappellent que les membres de Killing Joke ont vécu depuis leur naissance sous la menace d’une guerre nucléaire, et que tout pouvait se terminer d’un instant à l’autre. Il y a dans ces morceaux une volonté de « New day », de vouloir s’engager pour un nouveau monde, et en même temps de vivre simplement ensemble autour d’un barbecue improvisé à Genève ou à Prague. Rares sont les groupes dont les membres semblent autant s’apprécier, sans doute ont-ils eu des moments compliqués mais leur complicité est visible notamment à la fin du concert.
« Requiem », « Butcher », « The wait », « Pssyche »… Beaucoup de musiques des cinq premières années constituent la playlist pour célébrer les 40 ans du groupe, comme si ce qu’on avait fait de 20 à 30 ans était la production la plus précieuse et la plus importante. Il y a du talent, c’est certain, et les yeux brillent dans l’assistance mais lorsque l’enjeu est de produire 13 chefs d’œuvre dans sa vie, le risque de se répéter et de tomber dans une certaine facilité est énorme. Killing Joke arrive à éviter cet écueil en restant un groupe mythique dont chaque membre est capable d’avoir sa propre direction et des initiatives créatives. Jaz est charismatique mais il n’est pas le leader despote qui contrôle tout !
L’idée de l’auto-éducation fait partie intégrante de Killing Joke. Lorsque les musiciens attaquent « Labyrinth » de l’album Pandemonium, on se souvient qu’ils ont failli se perdre dans l’anonymat et que c’est cet opus qui a remis le groupe sur le devant de la scène en touchant un public fan de heavy metal.
Finalement, nous avons assisté à un concert équilibré comprenant tous les messages qu’un jeune homme de 60 ans souhaite transmettre à son public comme faire attention aux nouvelles technologies (internet, réseaux sociaux…), à ces leaders qui vous empêchent de réfléchir, de vous développer. D’ailleurs, Jaz Coleman nous cite dans une ultime référence le livre The Shallows de Nicholas Carr qui illustre ce qui arrive selon lui à cette dernière génération : ils n’ont pas d’alimentation saine ni d’éducation physique et l’éducation a empiré. La science a créé des membres faibles, superficiels et obèses de la société et il pense que cela a été conçu et planifié. Voilà, il nous aura averti ! La fin des temps a commencé !
Love Like Blood (paroles)
We must play our lives like soldiers in the field
The life is short
I’m running faster all the time
Strength and beauty destined to decay
So cut the rose in full bloom
’Til the fearless come and the act is done
A love like blood A love like blood
’Til the fearless come and the act is done
A love like blood A love like blood
Everyday through all frustration and despair
Love and hate fight with burning hearts
’Til legends live and man is god again
And self-preservation rules the day no more
We must dream of promised lands and fields
That’s never fade in season
As we move towards no end
We learn to die
Red tears are shed on gray
’Til the fearless come and the act is done
20 septembre 1983
https://soundcloud.com/atelier-sonore-nautilus/killing-joke-geneve-20-09-1983
réalisée par les membres de Denier du Culte (Sylvie, Alain, Caramel) le vendredi 11 novembre 1983 dans le charmant café Remor à Genève pour le compte du Fanzine Looser créé par Jean Caltado.
(groupe d’Annecy dans les années 80)
(Concert du mardi 20 septembre 1983)
1.Fall Of Because, 2.Frenzy, 3.Psyche, 4.Song And Dance, 5.Lust Almighty, 6.Sun Goes Down, 7.Feast Of Blaze, 8.Wardance, 9.Change, 10.Eighties, 11.Empire Song, 12.Complication, 13.Requiem, 14.Primitive, 15.We Have Joy, 16.The Pandys Are Coming, 17.The Gathering
(concert du vendredi 26 octobre 2018)
1. SO 36, 2. ESS,3. Autozone,4. 80’s,5. New cold war,6. Requiem,7. Bloodsport, 8. In Cythera, 9. Butcher, 10. Loose Cannon, 11. Labyrinth, 12. Corporate elect, 13. Asteroïd, 14. Wait, 15. Pssyche
Rappel : Love like blood, Turn to red, European Super State…
Toutes photos ©Caroline Vuagniaux, I shot Photography