> Mag > Cinéma > Slocum, le Vieil Homme et le Père
Publié en 1857, L’Homme et la Mer de Charles Baudelaire débutait ainsi : « Homme libre, toujours tu chériras la mer… ». Si l’œuvre de Jean-François Laguionie devait être résumée en un mot, « évasion » serait celui qui s’y prête le mieux. Après s’être vu décerner, en 2019, le Cristal d’honneur du Festival d’Annecy pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la sortie du Voyage du Prince, Jean-François Laguionie y est revenu s’offrir un bain de foule en 2024 pour présenter son nouveau film : Slocum et moi (76 min), lequel sera vraisemblablement le dernier. Sortie en salles prévue le 29 Janvier. À 85 ans, le Prince de l’animation française, digne héritier de Paul Grimault, nous y livre une anecdote de son enfance, laquelle se pourrait bien être la clé de son imaginaire…
Tout est parti d’une rencontre improbable, à Paris, au début des années soixante, par l’intermédiaire de Jacques Colombat, son camarade d’études, alors qu’ils achevaient leur formation aux Arts Appliqués : celle de Jean-François Laguionie avec Paul Grimault, maitre du cinéma d’animation français, alors très affairé à récupérer les droits sur son film La Bergère et le Ramoneur, qu’il magnifiera plus tard en ce qui deviendra son chef d’œuvre : Le Roi et l’Oiseau, en 1980. Celui-ci mettra à sa disposition son studio des Gemeaux, son matériel de prise de vue, et le conseillera de manière discrète et distante, soucieux de préserver sa création originale. Jean-François Laguionie y réalisera ainsi ses premiers court-métrages d’animation, dont certains seront récompensés, avant de partir dans les Cévennes fonder son propre studio d’animation, La Fabrique, où il réalisera ses premiers long-métrages animés, et qui accueillera d’autres grands noms de l’animation française comme Michel Ocelot... Tout est donc parti de là. Du moins semble-t-il…
Comment ne pas voir de similitudes entre les personnages du Roi et l’Oiseau de Paul Grimault, qui descendent de leurs tableaux respectifs pour se rejoindre, et ceux du Tableau de Jean-François Laguionie qui abandonnent le leur pour partir à la recherche du peintre ? Il ne s’agissait pourtant, dans le premier cas, que de poésie — laquelle ne saurait être étrangère à la participation de Jacques Prévert — les amoureux s’évadant pour fuir la dictature du Roi, mais ils demeuraient contraints dans leur univers...
Alors que dans le second cas, les personnages vont et viennent librement d’un tableau à l’autre, au point de ne plus permettre de distinguer, lorsque le film s’achève, si le peintre est réel, ou s’il n’est qu’une autre figure dans un autre tableau... Une mise en abyme laissant supposer qu’il y aurait toujours un ailleurs...
Quand on analyse la filmographie de Jean-François Laguionie, force est de constater que certains thèmes y sont récurrents, voire obsessionnels, à commencer par la mer, dès son premier court-métrage La Demoiselle et le Violoncelliste, premier prix au Festival d’Annecy en 1965. Comment ne pas voir de similitudes entre le personnage de la Demoiselle pêchant à l’épuisette les pieds dans l’eau sous les falaises du Nord, et cette vieille dame nommée Louise, au même endroit dans une même posture 50 ans après en 2016 ?
Comment ne pas voir de similitudes non plus entre la situation de Louise, livrée à elle-même pour l’hiver dans une station balnéaire désertée, et celle du vagabond laissant libre court à sa fantaisie dans la ville abandonnée d’Une bombe par hasard, 3e court-métrage de Jean-François Laguionie datant de 1969 ? Cela révèle une profonde aspiration à pouvoir déambuler à sa guise en laissant la foule derrière soi, comme le Prince des Laankos qui s’évade pour explorer la ville dans Le Voyage du Prince, de Jean-François Laguionie et Xavier Picard, sorti en 2019.
Jean-François Laguionie le dit lui-même dans l’entretien qui accompagne la compilation DVD de ses court-métrages : « La vie bourgeoise, c’est ce qui me hérisse le plus, c’est ce à quoi j’essaie d’échapper d’abord par moi-même, parce que c’est une tentation qui est bien naturelle, c’est un glissement naturel, et c’est pour ça que j’ai besoin… que je reviens à la mer, parce que la mer, c’est ce qu’il y a de plus large qui soit… » Pas étonnant donc que la mer, comme les embarcations qui la rappellent, reviennent ainsi sans cesse de façon quasi-obsessionnelle, dans la plupart de ses films...
S’il faudra attendre son 3e long-metrage : L’Île de Black Mór pour vivre une aventure en mer digne de L’Île au Trésor de Robert Louis Stevenson, il ne faut pas s’y méprendre : ce n’est pas parce que ses deux 1er long-métrages se déroulent à terre que le propos est différent. À default de prendre le large, Gwen, Le Livre de Sable nous fait arpenter un océan de sable… Et l’intrigue du Château des Singes et de sa suite Le Voyage du Prince repose sur un événement clé : la décision du Prince des Laankos de traverser la mer gelée pour aller voir ce qu’il y avait de l’autre coté…
Publié en 1857, « L’Homme et la Mer » de Charles Baudelaire débutait ainsi : « Homme libre, toujours tu chériras la mer… ». Si l’œuvre de Jean-François Laguionie devait être résumée en un mot, « évasion » serait celui qui s’y prête le mieux. Après s’être vu décerner, en 2019, Le Cristal d’honneur du Festival d’Annecy pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la sortie du « Voyage du Prince », Jean-François Laguionie y est revenu s’offrir un bain de foule en 2024, pour présenter son nouveau film : « Slocum et moi », lequel sera vraisemblablement le dernier. A 85 ans, le Prince de l’animation française, digne héritier de Paul Grimault, nous y livre une anecdote de son enfance, laquelle se pourrait bien être la clé de son imaginaire…
Joshua Slocum était un navigateur américain d’origine canadienne, le premier à avoir fait le tour du monde en solitaire en voilier, à bord du Spray, un sloop en bois de 37 pieds, construit de ses propres mains. Le voyage durera 3 ans et 2 mois, d’avril 1895 à juin 1898, il en publiera le récit 1 an plus tard : « Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres », acquérant ainsi reconnaissance et célébrité. Établit finalement sur une petite île du Massachusetts, il reprit la mer une dernière fois en 1909 avant de disparaître au large du Venezuela, âgé de 65 ans. Bien qu’oublié et inconnu du grand public, Joshua Slocum reste un pionnier et un héro parmi les marins…
Si le récit de sa vie aurait sans doute mérité d’être porté à l’écran, c’est pourtant d’un autre Slocum que Jean-François Laguionie et Anik Le Ray — sa partenaire de longue date à l’écriture des scénarios — ont choisi de nous entretenir dans « Slocum et moi » : son père — ou du moins, l’homme qui l’a élevé, lequel fut surnommé « Slocum » par ses amis dès lors qu’il entreprit de reconstruire de ses mains la réplique exacte du Spray, le navire de Joshua Slocum, dans son jardin à l’arrière de sa maison, située en bordure de Marne…
Comme le film Le Petit Nicolas - Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? primé à Annecy en 2022, Slocum et moi nous replonge dans une carte postale pastel du Paris d’après-guerre, celui des guinguettes où l’on dansait au son de l’accordéon, une époque résolument optimiste, tournée vers l’avenir, où l’on rêvait sur catalogue, même si la plupart n’en avaient pas les moyens… François, 11 ans – alias Jean-François — accompagne maladroitement son père dans cette entreprise, et se prend à rêver d’aventure et d’ailleurs, à grands coups de crayons dans ses cahiers d’écoliers…
Porté par une musique douce propice à la rêverie, tantôt symphonique, tantôt jazz manouche, signée Pascal Le Pennec, le film, animé en 3D rendu 2D comme pour « Louise en Hiver », offre à voir de jolis crayonnés de Paris, et de magnifiques tableaux marins comme l’auteur aime tant à peindre depuis ses débuts aux Arts Appliqués. Le film clôture sur une citation de Robert Louis Stevenson : « L’important, ce n’est pas la destination, mais le voyage en lui-même ». De tout coeur, merci encore à Jean-François et Anik pour nous avoir permis de voyager avec eux, et pour avoir porté aussi haut le flambeau de l’animation française (Photo : Février 2024).
PS : Cet article aurait pu s’intituler « Le Vieil Homme et la Mer », au risque de dérouter le lecteur, car sans lien direct avec l’oeuvre d’Hemingway, si ce n’est, encore et toujours, la mer...