> Mag > Musique > Einstürzende Neubauten : du Bois de la Bâtie (1984) aux Docks (2022)
Effondrement, jusqu’à la mort / Kollaps, bis zum Kollaps
Einstürzende Neubauten, « Nouveaux Bâtiments qui s’effondrent », est un groupe expérimental allemand de Berlin-Ouest qui a vu le jour en 1980. Les premiers concerts ont eu lieu en plein air sur des chantiers de travaux publics. Leur musique expérimentale faisait référence à l’origine au « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud à la recherche du chaos dont l’ingrédient sonore principal serait le bruit. Le groupe est constitué aujourd’hui par les co-fondateurs Blixa Bargeld et N.U. Unruh, le bassiste de longue date Alexander Hacke ainsi que Jochen Arbeit et Rudolph Moser, qui ont rejoint le trio en 1997. Depuis leurs débuts assourdissants, Einstürzende Neubauten s’est propulsé au rang d’un groupe rock culte, toujours aussi séduisant mais qui a quitté les rives mystérieuses des Syrtes en acceptant certaines compromissions commerciales.
En 1983, en pleine recherche de nouvelles aventures sonores avec mes magnétophones, je découvre chez un disquaire genevois l’un des vinyles qui mettra peu à peu mes albums de rock à la cave (sauf les indispensables « Metal Machine » de Lou Reed et « The scream » de Siouxsie and the Banshees). Le projet du groupe Einstürzende Neubauten est d’enregistrer l’album le plus inaudible de tous les temps. Dès l’écoute des premières vibrations sonores de cet opus intitulé « Kollaps » (1981), je me dis que j’ai un problème avec mon mange-disque Albatros made in Italy : des percussions scies métalliques percutantes, des tuyaux de plombiers frappés, des foreuses qui tournent dans l’air, des verres qu’on balance dans des bassines en fer, une roue à scie clouée par des micros contacts, des ondes radiophoniques saturées et des chants... Enfin, plutôt des cris qui accompagnent des moments calmes qualifiés de « Silence is Sexy ».
Le tout crée une angoisse apocalyptique très sensuelle dont l’aboutissement est le morceau « Jet’m », reprise de « Je t’aime… moi non plus » de Serge Gainsbourg. L’album est un monument d’art brut, une musique réalisée par des types qui auraient pu être prisonniers, reclus, mystiques, communistes, anarchistes ou révoltés… En somme, des créateurs marginaux qui n’avaient aucune chance de passer durant les années 80 à Annecy, sur Europe 1… Même si à la réflexion cela aurait pu être possible sur Couleur 3 ou Radio Contrebande FM sur un malentendu pour rendre service au fils de la concierge.
L’un de mes morceaux préférés à cette époque était un tube dédié à la gégène électronique : « Tanz debil » qu’aimait beaucoup mon voisin militaire, un certain Alain Vidon alias Poubelle, revenu trépané et rescapé de sa mission militaire au Liban et que les paroles hurlées par Blixa Bargeld avaient persuadé d’en finir une fois pour toute en se jetant de mon balcon du rez-de-chaussée surélevé au 31, rue des Alpins, une fois avoir barbouillé de peinture mon appartement à Annecy :
« Faire le mort, faire le mort. Avidité ! Faire semblant d’être mort. Avidité ! Ouvre mes veines ; fermer sous la peau, tu as besoin d’aiguilles plus grosses que moi, un millier d’animaux morts. Au milieu de la tête. Avidité ! Avidité ! Avidité ! Je te désire, envie de toi. Ah, danse stupide, danse stupide, très stupide. Avidité ! Seuls les plus faibles survivent la nuit. Avidité ! Avidité ! Avidité ! »
Le malaise parfois insoutenable sur leur cinq premiers albums à l’esthétique industrielle chargée d’un sentiment de déshumanisation qui vont les mener jusqu’au sublime « Haus der Lüge » (Maison du mensonge, 1989) et à la participation au film mythique de Wim Wenders « Les ailes du désir » (1987) avec son ami Nick Cave. Le film est un conte allégorique narrant l’incarnation d’un ange qui renonce au ciel par amour pour une femme. D’ailleurs, le commando constituant le staff du groupe pourrait faire partie de ces anges invisibles, qui errent de leur côté créatif à l’écoute des voix intérieures des habitants de notre monde d’incommunication, « âmes mortes » enfermées dans leur quotidien et ses soucis, que ce soit la vieillesse, l’enfance, l’infirmité, le deuil, l’accouchement, le déménagement, les drogues, les crises, les guerres… Symptômes d’une souffrance d’exister ! « Les ailes du désir », comme également « Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée », auront marqué toute une génération et pas seulement allemande mais européenne !
C’est dans cette ambiance de fin du monde qu’a lieu le concert du Bois de la Bâtie, à Genève, le 1er septembre 1984 qui se déroule le matin en plein air dans un parc. La scène improvisée est remplie d’objets et d’outils les plus variés : bétonnières, perceuses, marteaux piqueurs, tôles métalliques… Des bidons d’essence attendent dans un coin qu’on leur mette le feu pour le final apocalyptique. Evidemment, le public n’a jamais rien vu de tel d’autant qu’il participe sans le savoir au désordre. Le but est de produire une musique la plus inécoutable sur une scène qui n’en est plus une. A cette époque, un concert d’Einstürzenden Neubauten est une pièce de théâtre qui nous réveille, « nerfs et cœur » avec des cris et sons glaçants, qui n’est pas celle de sang et de barbarie mais un échappatoire à ce « monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir » pour fuir cette « atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons ».
« Il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres (…) mais (…) celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous. Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre d’abord cela. » - Antonin Artaud
Les membres d’Einstürzenden Neubauten se posent en « dillettantes géniaux », dénomination exprimée pour la première fois au Festival Genialer Dilletanten du 4/9/1981 à Berlin, pour se démarquer des « professionnels de la musique » et pour aspirer à une approche conceptuelle, dadaïste et punk de leur art.
Malheureusement, cet état de grâce ne dure pas et ,dès le milieu des années 90, les évènements deviennent un peu incontrôlables lors d’un concert à Londres, des éclats de verre volent dans le public, une barre de fer est jetée hors de la scène, blessant semble-t-il quelques spectateurs. En conséquence et sans procès, les organisateurs du concert retirent de force le groupe de la tournée alors qu’il était en première partie de U2.
Une rupture intervient alors, le style devient alors plus « musical » avec des lignes mélodiques entre lesquelles Blixa Bargeld pousse la « chansonnette » (j’exagère un peu), où les textes et la voix prennent de plus en plus d’importance dans les compositions. De fait, le percussionniste F.M. Einheit, membre des groupes Abwärts, Mona Mur, acteur du film mythique Decoder et pyromane du groupe, déclare lors de son départ en 1995 que « les nouvelles constructions ne s’effondrent plus » et qu’il regrette un adoucissement de la musique du groupe.
“Information is like a bank.
Our Job is to rob the bank.”
Le concert de Lausanne du 12 juin 2022, trois fois reporté à cause du covid 19, s’articule principalement autour de leur dernier album « Alles in Allem », produit en 2020 et qui n’échappe pas à la règle du groupe : « Normalement, quand on commence un disque, on part en expédition dans un dépôt de ferraille ! ». Il y a donc toujours dans leurs enregistrements des amplifications de divers morceaux de ferraille, des tubes, des cloches, des tuyaux, des compresseurs d’air, des marteaux, des pierres, des bandes magnétiques manipulées, une télévision qui s’entassent dans le studio et sur la scène de concert.
Ce soir, aux Docks, les petits détails sonores s’immiscent dans de très belles compositions panoramiques, l’exercice est renforcé par l’excellente acoustique de la salle est et les bars sont bien répartis autour des spectateurs qui sont aux anges. Blixa Bargeld, cheveux longs, costume noir et mascara paillettes couleur argent sur les paupières, qui illumine son iris et évoque un métissage entre Edith Piaf et un vieux travesti qui aurait pris l’orage au coin de la rue… Il faut avouer que parfois cette comparaison n’est pas trop éloignée musicalement non plus !
Mais le mysticisme et la magie des années 80 semblent avoir disparu, place à une vraie production de rock avec moins d’esprit punk et de destruction, il faut rester sage dorénavant. Le premier titre du concert de Lausanne « Wedding » s’est entiché d’une voix parlée sur des percussions très douces comme si rien ne devait plus déranger notre sommeil, finalement une berceuse où le mot mariage est répété en boucle sans en connaître l’aboutissement !
Dans le deuxième morceau « Möbliertes Lied », Blixa Bargeld nous raconte comment il a refait les peintures de ses compositions et trouver de nouvelles couleurs sonores pour les murs de papiers peints :
J’ai fraîchement rénové notre chanson
Ich hab unser Lied frisch renoviert
Les murs enduits
Die Wände verputzt
J’ai essayé un nouveau ton
Einen neuen Ton ausprobiert
J’ai enlevé les strophes
Ich hab die Strophen abgezogen
Préparé un placard en dernier recours
Einen Wandschrank als letzte Zuflucht präpariert
Pris d’une profonde mélancolie, je sirote ma première bière d’une longue série killer, je me mets dans une situation d’écoute, d’ouverture et j’essaie d’oublier le groupe des premières années, de cette fameuse claque du Bois de la Bâtie, je suis en deuil ! Les gens sont heureux autour de moi et apprécient le concert ! Je retiens la poétique du groupe, calmement entre la trame céleste et la balade obscure, en suspension sur le mât de la voile musicale et le rythme des rames de la barque. Pour l’amour du ciel pas de dieu (Um Himmelswillen keinen Gott) nous implore BB … Blixa Bargeld = Brigitte Bardot ! Putaing, la morphine n’est pas loin mais nous éviterons ce soir les effets de la 2-CB.
Sur la scène, nous faisons face à de beaux instruments fabriqués par le groupe : il y a le fameux plateau du « Serveur Berlinois » recouvert de bouteilles de boissons gazeuses et joué avec un compresseur d’air, les « tentacules du mal » qui sont des tuyaux de vidange en plastique, la turbine à réaction du Capitaine Némo et enfin un petit caddie amplifié piqué à Carrefour ou Lidl Berlin-Ouest ou Est. J’imagine que les employés de sécurité deviennent fous en suivant ces chariots de supermarché équipés de GPS qui voyagent à travers l’Europe, visitant une ville différente chaque jour selon la tournée établie ! Tout cela est très esthétique, bien rangé et propre et place le spectateur dans un design visuel confortable … Personnellement, j’aurais préféré un vrai bordel comme celui de l’atelier de Francis Bacon à Dublin ou le chantier du concert 1984 mais, comme on dit, « il faut vivre avec son temps ». Le titre suivant, « Die Befindlichkeit des Landes » (Quel est l’état du pays ?) pourrait être la bande son de la série allemande « Deutschland 86 » qui semble nous avertir que rien ne puisse éviter le risque d’une prochaine dépression financière, krach boursier, guerre nucléaire…
Les nouveaux temples sont déjà fissurés…
« Sonnebarke » est un poème, une ballade sur la péniche du soleil avec des sons étirés de cylindres métalliques qui nous donnent l’impression de nous promener dans une forêt avec un brouillard épais ou dans un monde souterrain où la lumière pénètre à travers les fissures.
« Grazer Damm » va un peu plus loin dans une atmosphère d’une montagne de décombres à l’autoroute de la ville, roulant sur un battement progressif captivant et hypnotisant d’un solo de caddie, d’une guitare, d’une rare initiative de BB qui jette par terre quelques barres de carillons rappelant un thème intense d’un suicide paternel avec une cuisinière à gaz qui aurait fait un trou dans la façade du Studio Forum…
« Zivilisatorisches Missgeschick » (Accident de civilisation) est mon morceau préféré de la soirée et démarre en alternant des objets métalliques, perceuses, ondes radiophoniques froissées, bourdonnement électrique, saturation… Les instruments telles que la basse et la guitare restent silencieux... Une session d’art sonore très réussie pendant laquelle Blixa Bargeld joue différemment d’expériences vocales, comme s’il imitait un vinyle joué au ralenti…
Nous ne vivons plus ici, longtemps, longtemps. Pas depuis longtemps, Pas pour longtemps, longtemps, longtemps, longtemps, Nous ne vivons plus ici maintenant !
« Sabrina » nous invite dans une ambiance rouge, gorge tranchée, sang et sacrifice, chantée en anglais… It’s not the red of the dying sun. It’s not the red of which we bleed… La vidéo est d’ailleurs évocatrice quant à la signification effrayante que souhaite donner Blixa Bargeld à son show, le possédé se regarde dans un miroir pour un futur sans issue possible… Cela pourrait être : un monde de rubis en vain, le rouge du Cabernet sauvignon ou le sang dont nous saignons ! Rien n’est rose dans son monde en tous les cas.
Je profite du moment de la guillotine de Magritte pour faire une pause au bar avec notre photographe Tanja et ne revenir qu’au moment du dernier rappel. Je me dis que les Docks sont vraiment un endroit où on se sent bien, les gens sont sympathiques et, mon Dieu, il y a une offre incroyable de bières à la pompe, un lieu dédié à cette musique est finalement assez rare et la programmation mérite de faire quelques kilomètres pour venir de France.
J’aime la Suisse et les Suisses pour leur amour de la PAIX, DIEU !
« Rampe » est un magnifique morceau d’improvisation, un oiseau qui chante très doucement, qui nous parle de dinosaures à plumes disparus, comme les Shenzhouraptor, Archaeoperix , Ptéranodons… Notes subtiles, improvisation en recherche de sons perforés pour une mission dans les entrailles de la terre.
« Let’s do it a Dada » est le dernier morceau du gig, le temps d’enfiler le chapeau d’Hugo Ball, de réciter la poésie « Karawane » pendant que Blixa Bargeld « Ba-ummpff ! » dialogue avec les fantômes de la rue Spiegelgasse à Zurich, un certain Jolifanto est présent également, et défier quelques personnages politiques tel Wieland Herzfelde, Lénine, se moquer de Marinetti de retour d’Abyssinie, rencontrer Kurt Weill, George Brecht, Hannah Arendt et terminer par un feu d’artifice, roulement de pétards métalliques qui se termine dans les escaliers du sous-sol du Cabaret Voltaire…
Cela fut finalement un bon concert, la légende ne dit pas si la chute du mur de Berlin a résolu une partie de la tension musicale du groupe, le concert se sera déroulé sur un tempo plutôt lent, pas toujours synchronisé entre les musiciens, mais dans une ambiance sensuelle et ténébreuse qui correspond parfaitement à l‘esprit actuel et aux textes du groupe… Eh oui, je dis oui ! je suis à l’unisson ! J’aime ce groupe comme des frangins ! Je les remercie du fonds de mon âme de continuer dans l’utilité de l’inutilité : « Faisons-le, faisons-le, faisons-le un Dada ! » … Encore une fois, une avant-dernière fois avant l’écroulement programmé du monde humain !
Setlist Lausanne Juin 2022
Groupe : Blixa Bargeld, Alexander Hacke, NU Unruh, Jochen Arbeit, Rudolf Moser et Ash Wednesday.
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1 Wedding Alles In Allem (2020)
2 Möbliertes Lied Alles In Allem
3 Nagorny Karabach Alles wieder offen (2004)
4 Die Befindlichkeit des Landes Silence is sexy (2000)
5 Sonnenbarke Silence is sexy
6 Seven Screws Alles In Allem
7 Grazer Damm Alles In Allem
8 Alles in Allem Alles In Allem
9 Zivilisatorisches Missgeschick Alles In Allem
10 How Did I Die ? Lamen
11 Sabrina Silence is sexy
12 Ten Grand Goldie Alles In Allem
13 Susej Alles wieder offen
1er rappel
14 Taschen Alles In Allem
15 La guillotine de Magritte Single 2020
16 Tempelhof Alles In Allem
2e rappel
17 Rampe Improvisation pour concert
18 Let’s Do It a Dada Alles wieder offen (2004)
Setlist Bois de la Bâtie, Genève, Switzerland - 01.09.1984
01 - Zum Tier machen
02 - Zeichnungen des Patienten O.T.
03 - Armenia
04 - Sand
05 - Vanadium-I-Ching
06 - Die genaue Zeit
07 - Neun Arme
08 - Schwarz (cut)
09 - Abfackeln !
Discographie
• 1980 : Stahlmusik
• 1981 : Kollaps
• 1983 : Zeichnungen des Patienten O. T.
• 1985 : Halber Mensch
• 1987 : Fünf auf der nach oben offenen Richterskala
• 1989 : Haus der Lüge
• 1993 : Tabula rasa
• 1996 : Ende neu
• 2000 : Silence Is Sexy
• 2004 : Perpetuum mobile
• 2007 : Alles wieder offen
• 2014 : Lament
• 2020 : Alles in Allem