> Mag > Musique > Elysian Fields, tous nos cœurs sont des tombeaux ouverts
Brin de Zinc, Barberaz
Laissez-nous vous emmener de nouveau au Brin de Zinc à Barberaz, lieu qui va devenir aussi mythique que le CBGB de New-York car Mesdames, Messieurs « Les gourmands sont des dévoreurs voraces, et dans notre cas, de musique » [1]. Rictus a donc pris un abonnement dans ce local d’une ancienne zone industrielle des alentours de Chambéry, réinvestie par toute sortes d’activités. Une ambiance unique dans la région où les musiciens doivent passer par la salle pour rejoindre la scène, brisant ainsi la frontière entre les artistes et les spectateurs, il n’y a pas de service d’ordre et les prix sont très modérés. Ce soir, nous sommes là pour un concert qui promet d’être envoûtant avec les Elysian Fields, ce groupe new-yorkais qui nous captive depuis trente ans.
Le Brin de Zinc vibrait d’anticipation ce soir-là. Les lumières tamisées, les murs ornés d’œuvres d’artistes, une bonne pression IPA, un succulent hamburger de chez Rabat, créaient les conditions d’une atmosphère qui s’annonçait bon enfant. Le public, hétéroclite et passionné, s’était rassemblé pour une soirée envoûtante de rock noir. Elysian Fields est monté sur scène, portant l’aura mystérieuse qui les caractérise. Créé en 1995 autour de Jennifer Charles et Oren Bloedow, le groupe tient son nom des Champs-Élysées, du royaume des morts dans la mythologie grecque, plus précisément des jardins paradisiaques réservés aux héros et aux âmes vertueuses.
Nick Kent (Journaliste et écrivain du fameux L’envers du Rock (1996) & Apathy for the Devil (2010) dit de leur musique :
Peut-être devons-nous les remercier de produire un son unique et en dehors du courant principal, aussi sensuel et torride qu’un rêve d’insomniaque. (Nick Kent)
Jennifer Charles, la chanteuse au regard sombre, a captivé l’audience dès les premières notes dans une très élégante robe noire. Sa voix sensuelle et poétique a enveloppé la salle, transportant chacun dans un rêve éthéré, embaumé tel un sanctuaire, générant des doubles et des petits lutins comme dans un conte de Charles Nodier.
Oren Bloedow, le guitariste, joue des mélodies sombres et langoureuses, évoquant des images de cabarets de Jazz dans des ruelles new-yorkaises avec ses taxis jaunes sous la pluie. Ce soir, ils étaient accompagnés d’excellents musiciens : Matthieu Lopez à la Basse, Olivier Perez à la batterie (les deux ayant joué sur le dernier album) et un fantastique pianiste dont je n’ai malheureusement pas capté le nom, embauché pour la tournée.
Les chansons, imprégnées de trip-hop et de rock alternatif, ont transporté le public dans un monde secret à la poursuite de la lune, qui se nourrit de littérature, de film noir et de multiculture(s). Les paroles, souvent énigmatiques, semblent tout droit sorties d’un poème d’Edgar Allan Poe, notamment celles du titre « Dream within a dream » de l’album Queen of the Meadow. Jennifer Charles pourrait très bien jouer dans un spectacle le rôle d’Emily Dickinson, d’ailleurs elle se plaît à murmurer des vers enchanteurs sur « Les cœurs sont des tombes ouvertes » ou encore sur « Black Acres », tandis que la guitare d’Oren Bloedow ajoute une touche de mélancolie :
Born of your rib was my first catacomb, Back raging inside you, I finally felt home. [2]
Le public était suspendu à chaque note, chaque souffle. Les Elysian Fields ont joué leurs classiques, comme « Lucid Dreaming », « Tides of the moon » mais aussi des morceaux inédits qui ont laissé une empreinte indélébile dans nos âmes : « L’Apocalyse se lève ! ». Leur dernier album What the thunder said, sorti récemment, a été le point culminant de la soirée avec des ballades comme « I can give you that », un moment de pur bonheur, d’Amour et de complicité entre les deux complices ! Mais aussi « Must have meant » and « Say you’re sorry » dont les mélodies servent d’écrins pour la voix de Jennifer Charles. Bizarre mais leur prestation me fait penser à l’album-concept Histoire de Melody Nelson que Serge Gainsbourg créa en 1971 pour sa muse Jane Birkin, chaque album d’Elysian Fields est un voyage immersif et dramatique qui peut d’ailleurs s’écouter en boucle parfaite, hypnotique par l’usage de l’ostinato. Ces thèmes récurrents dans leurs compositions créent une unité de corps et, à la fois, un enchaînement de surprises dans un état de vulnérabilité.
Après plusieurs rappels dont le fameux « Bend your mind » bruyamment demandé par le public, Jennifer Charles a murmuré un dernier poème, ses yeux fixés sur l’horizon invisible, façon :
Laisse-moi plier ton esprit et abandonne juste ton corps
Puis, les lumières se sont éteintes, laissant le public dans un état de béatitude tels des coquillages languissants sur la plage. Les Elysian Fields ont créé un moment magique, un concert qui restera gravé dans les mémoires comme celui de 2018 (Tournée Pink Air) et les prochains.
(interview epistolaire menée par le lieutenant Caramel)
Lieutenant Caramel : Quelle est l’inspiration derrière votre dernier album What the Thunder Said aux mille et une nuances ? Et que voulez-vous nous donner avec ce nouvel opus ?
Oren : Nous nous sommes mis d’accord sur la transe et les hochements de tête comme pierres de touche.
Lorsque pour Transience of life vous vous inspirez de l’œuvre Dream of the Red Chamber du Chinois Cao Xuequin… Comment faites-vous pour l’adapter à votre musique et la transformer en un Art majeur ?
Jennifer : Nous avons travaillé comme d’habitude. Avec cela, nous prenons l’essence et la poésie du livre et l’utilisons comme source d’inspiration et point de départ. Pour la musique, nous évoquons nos imaginations de cet univers.
Les paroles de vos chansons sont souvent des poésies sur le sens de la vie, avec souvent une inquiétude ou attirance pour le thème de la mort ! Quel message ou émotion souhaitez-vous transmettre à travers votre musique ?
Jennifer : Oui, c’est vrai. Je garde un memento mori dans l’œuvre. La mort possède déjà toute vie. Mais c’est notre bénédiction : être assis dans cet endroit de compréhension et de non-compréhension. Nous existons dans le mystère intemporel. Je veux refléter cela dans mes mots et dans le spectre des émotions humaines, pour finalement créer une communion avec l’auditeur.
Vous avez fait plus de 25 ans de carrière ensemble avec 20 albums, quels sont les moments forts de votre parcours musical, auriez-vous une anecdote en particulier ?
Oren : J’étais ravi de passer la nuit avec la jeune Simone Signoret, mais je suppose que c’était peut-être aussi un rêve.
Votre label est français, et vous venez souvent en France, quelle est votre vision sur ce pays et ses habitants (à part notre excellente baguette et le vin rouge) ?
Jennifer : Notre label vient en fait des État-Unis. Cela étant dit, nous aimons la France, ses gens et sa belle culture.
Quelles sont vos influences musicales ? Quels artistes, musiciens mais aussi écrivains ont un impact significatif sur votre travail ?
Jennifer : C’est beaucoup trop réducteur d’énumérer ici pour moi mais sachez que je suis grandement influencée par les arts visuels, par la nature, par de grands penseurs, écrivains, cinéastes et par la musique. Si c’est profond, si ça me touche d’une manière ou d’une autre, m’émeut, nourrit mon esprit et/ou mon esprit, stimule mes sens, mon corps, c’est un bon indicateur.
Et pour terminer, je vous poserais (Mme Jennifer Charles et Mr Oren Bloedow) le questionnaire de Bernard Pivot :
a. Votre mot préféré ?
Jennifer : Pétrichor
b. Le mot que vous détestez ?
Jennifer : Haine
c. Votre drogue favorite ?
Oren : Jennifer
d. Le son, le bruit, que vous aimez ?
Jennifer : Le clapotis de la mer
e. Le son, le bruit que vous détestez ?
Jennifer : Un conducteur de pieux ; La sonnette
f. Votre juron, gros mot ou blasphème favori ?
Jennifer : Assassin !
Oren : Parbleu !
g. Homme ou femme pour illustrer un nouveau billet de banque ?
Marcel Dzama [3]
h. Le métier que vous n’auriez pas aimé faire ?
Jennifer : N’importe quel travail de bureau
Oren : Abattoir
i. La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné ?
Jennifer : Un chat, ou un arbre Ceiba ou des herbes médicinales
Oren : Un séquoia
j. Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ?
Oren : Vous partagerez une maison avec Tchekhov.
Jennifer : Ravie de te revoir !