> Mag > Musique > Herbie Hancock, le caméléon éclectique
Dans cet impressionnant Théâtre antique qui peut accueillir jusqu’à 7500 spectateurs, se déroule depuis 1981, l’un des plus importants Festival de Jazz au monde. L’occasion pour célébrer la quinzième participation à Vienne du légendaire Herbie Hancock impressionnant avec ses 82 ans et son agilité sur scène.
Thomas de Pourquery & Supersonic proposaient en première partie un voyage stellaire en célébrant une suprême liberté du free jazz cosmique dédiée à Sun Ra qui aura enthousiasmé le public.
Toujours aussi imprévisible, Herbie Hancock joue sa musique sur la modification des timbres, des structures et des rythmes, parfois de façon exquise, parfois de façon extrême en révolutionnant les harmonies notamment en jouant sur de mystérieux instruments aux multiples innovations technologiques. Pianiste en 1963 du fameux quintet de Miles Davis, il est également surnommé The Chameleon pour avoir mêlé dans ses compositions de Jazz, de la Soul, du R&B, du Rock, du Funk, du Rap et même du disco de manière à rendre sa musique plus accessible pour le grand public.
Aucun concert d’Herbie Hancock ne se ressemble et c’est bien pour ça que Rictus était présent à Vienne. HH a encore enflammé le public avec un panorama de sept chefs-d’œuvre des années 60 à 70. Après une ouverture d’un jeu hypnotisant de sonorités inouïes, Herbie Hancock nous propose d’enchaîner avec un titre bouleversant de l’album Adam’s Apple (1966) écrit par le saxophoniste Wayne Shorter. Ce morceau fait partie aujourd’hui de la grande histoire du jazz : « Footprints » est un témoignage sur l’empreinte que nous laissons sur la terre, « voyage spirituel commencé il y longtemps », des éons de changements, l’illusion d’un certain progrès…
« La peur nous éloigne du pouvoir de l’âme, connu dès les temps premiers,
Quand les battements de cœur de la nature sonnaient fort sur la terre ! »
Herbie Hancock profite d’un break pour présenter ses musiciens de la tournée, le surdoué Terence Blanchard à la trompette, Lionel Loueke au chant et à guitare ainsi que Justin Dyson à la batterie qui vont développer ensemble ce soir des rythmes extrêmement complexes et fascinants autour de la mélodie et des accords… La marque de HH.
Le morceau suivant « Actual Proof » de l’Album Thrust publié en 1974, a déjà été joué 112 fois en concert par Herbie Hancock et c’est une composition qui atteint le mur du son, « la preuve réelle » de sa virtuosité et qui va générer le style Jazz fusion. Sur scène où bien sur la planète Mars, le batteur nous a déchiqueté un rythme qui oscille entre le funk et le swing, et ça sonne les amis, nous sommes tous sagement assis confortablement dans les gradins, mais les têtes oscillent. C’est une longue mélodie genre serpent « Mamba » jouée à l’unisson par un synthétiseur analogique ARP, sur lequel se plaque également dans la même tonalité un solo de Rhodes… et une basse pseudo Funk Bossa qui s’étire sur plusieurs mesures dans un son très sophistiqué et d’une grande technique. La composition « Actual Proof » a été écrite à l’origine pour le film, Spook Who Sat in the Door, mais Herbie Hancock l’a finalement utilisée sur l’album pour affirmer sa volonté de recherche de nouveaux sons électroniques en utilisant de nombreux instruments innovateurs pour l’époque : un Fender Rhodes Electric Piano, Hohner D-6 Clavinet, ARP Odyssey, ARP 2600, ARP Pro Soloist & ARP String Synthesizers…
Passionné de technologie, comme d’internet, HH utilise également depuis longtemps sur ses albums un système de traitement de la voix, le fameux Sennheiser VSM-201 vocoder, HH et notamment sur « Come Running to Me » (Album Sunlight 1978) que nous entendons maintenant … Avec une voix d’extraterrestre, il chante cette complainte plutôt d’inspiration teenager, avec des phrases d’Allee Willis comme : « Tears at night ’cause you’re scared, Little girl all afraid, Stuck between night and day, Baby fell down, lost her way ! »… Avec ses nombreuses répétitions de « Just come running to me », il nous berce. Et en fermant les yeux, nous pourrions même nous retrouver dans une discothèque ringarde d’Annecy des années 80 comme le Pop Plage avec la terrasse pour prendre un peu l’air après plusieurs Gin tonic… Mais finalement, nous sommes là aussi pour ça, rêver, s’asseoir gentiment au milieu d’un public vieillissant comme moi ! Il est vrai qu’à la fin des années 70, j’étais plutôt attiré par le punk dans des caves et non par le funk mais je passe néanmoins un bon moment avec de sublimes musiciens sur scène. Il faut se laisser aller, n’est-ce pas ? Il faut dire que l’organisation du Festival de Vienne est devenue très « professionnelle », en 2010, le festival est devenu un EPIC (Etablissement Public Industriel et Commercial), avec des bars où on peut prendre des bières, sandwichs de bonne qualité, bio, producteurs locaux, acheter des disques… Tout est pratique. À ce propos de convivialité et de la qualité d’accueil de ce festival, je me souviens d’une anecdote, il y a vingt ans HH était monté sur scène légèrement éméché après avoir bu « du french red wine » et plus à la Pyramide, il était resté cependant très classe et avait assuré le spectacle.
« Secret Sauce » est l’une des compositions que j’ai préférée de la soirée, Herbie Hancock, ex-enfant prodige, fils caché de Mozart, défile les notes sur son piano avec une vitesse exponentielle sur les changements de rythme de la guitare de Lionel Loueke digne de l’ambiance d’une bande dessinée de Marvel Comics. Je reste sans voix par la qualité des sons qui se suivent et se superposent, un grand moment digne de son maître Miles Davis. Impossible de comprendre les recettes de la meilleure sauce tomate de ce « Caméléon » qui a toujours cherché dans ses pizzas à combiner Pop Music, musiques savantes, expérimentale, électronique dans un univers de fiction crossover.
« Cantaloupe Island » est la Masterpiece, le tube publié sur l’album Empyrean Isles (1964) du label Blue Note Records sur lequel tout le monde danse même mon petit-fils de deux ans, sur lequel tous les amateurs de jazz ont improvisé, qui est/sera samplé des milliers de fois … c’est un standard ! Avec ce soir-là une excellente partie « trompette solo » de Terence Blanchard. Cette musique, nous l’avons, l’aurons tous entendu au moins plusieurs fois dans notre vie, ce qui me fait dire que le langage de HH est universel, que tout le monde peut comprendre son expression artistique et apprécier les rythmes et mélodies dès la première fois. Ce type est juste « Brilliant ! »… Avec de surcroit une humanité incroyable !
« Quelle serait la musique sans notre apport décisif ? Plus généralement, il est temps pour tous de faire le bilan, de ne rien oublier si l’on veut que l’humanité tout entière s’en sorte. Chaque cellule, chaque personne, fait partie de la même famille. Nous sommes tous frères et sœurs, c’est la seule ligne à suivre. » (Interview Libération 2022).
« Chameleon » sera joué pour un final électronique diabolique où enfin le public décide enfin de se lever et prêt pour une standing ovation ! mais trop tard, cela sera bien le dernier opus. Il s’agit d’une ligne basse réglée sur un rythme funk à 12 notes complexes joué au clavier, avec un jeu enivrant construit sur une vamp à deux accords et une batterie qui balance. Herbie Hancock déambule sur la scène de gauche à droite avec sa guitare clavier, fait des pas de danse, joue avec ses deux mains un solo naturellement doublé sur un tempo qui s’accélère, le public rentre dans une folle transe et ça donne la chair de poule, des frissons (It still gives me chills). « Chameleon » est sur l’un des meilleurs albums de HH, Head Hunters (1973), également le nom de son groupe dans lequel jouaient le saxophoniste Bennie Maupin, le percussionniste Bill Summers, le bassiste Paul Jackson et le batteur Harvey Mason… Le bon vieux temps wah wah, encore une formation légendaire.
Après ce dernier acte d’un concert encore et toujours magique, il me reste plus qu’à remercier tous les acteurs de cette prodigieuse soirée, tout était parfait [1].
D’ailleurs en arrivant, tout avait déjà bien commencé, j’avais été accueilli de manière très chaleureuse par Patrice Aouissi pour trouver mon chemin, l’un des nombreux bénévoles de ce fantastique Festival Jazz à Vienne. [Patrice Aouissi a participé à l’épreuve de boxe, catégorie Poids lourds légers, aux JO 1992 à Barcelone et a loupé de peu le titre mondial en 1996. Un grand champion lui aussi et d’une grande simplicité…
Cet article est d’ailleurs dédié à tous les bénévoles qui rendent possible la réalisation de tels événements culturels.
Line-up : Herbie Hancock – Piano, Terence Blanchard – Trompette, James Genus – Basse, Lionel Loueke – Guitare + Voix, Justin Tyson – Batterie
Setlist :1. Overture, 2. Footprints Wayne Shorter,3. Actual Proof,4. Come Running to Me, 5. Secret Sauce,6. Cantaloupe Island, 7. Chameleon
[1] Si je me trouvais à l’aéroport de Genève, j’aurais appuyé sur ce stupide « Smile Vert », mais là il s’agit d’une vraie émotion, moment de fraternité…