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Bienvenue à Barcelona, dans le territoire de Gràcia !
Nous sommes le 22 décembre et peu importe l’année, « el Gordo de Navidad » existe depuis 1812. C’est la loterie la plus grande au monde par l’ampleur de ses gains et de ses participants, 98 % des Espagnols participent à la loterie, n’achetant parfois qu’un centième de billet. Chaque association de quartier, village, club de sport, entreprise, famille, bar ou restaurant, achète puis revend des billets, engrangeant au passage quelques caisses noires « Caja B » et contribuant ainsi au succès de l’opération.
Ce matin-là, nous étions au « Can Resolis » pour le petit déjeuner, le décor de ce bar est un peu rustique mais l’endroit est l’équivalent de la Cathédrale de Chartres, les clients attribuent ici des pouvoirs miraculeux à l’eau du puits qui se situe dans un coin de la cave. Ici, nous avons pris l’habitude de boire un Vermut accompagné d’oignons sauvages dont il faut extraire la queue au milieu d’une pièce percée de soupiraux. En descendant les escaliers, Victor Nubla mon ami de trente ans m’explique en m’offrant un thé à la menthe de dix ans d’âge que nous sommes au centre de forces telluriques dues à la présence de ruisseaux souterrains et il me raconte que si les énergies du cerveau sont équilibrées alors le corps va mieux.
Il est neuf heures du matin, avant de recevoir un dernier coup de lustreuse, je remonte à la surface dans un labyrinthe d’escaliers propre au quartier gitan où je me trouve. De retour dans la salle du restaurant, je fais bien gaffe de ne pas occuper la place du chef de clan, là sur la chaise où la lumière sur le carrelage est la plus chaude. Il me regarde d’ailleurs comme si les énergies « hautes fréquences spirituelles » étaient couramment utilisées par les anciens qui savent. Une vieille dame l’accompagne, son visage est cuit par le soleil, elle est chauve à part des plaques de cheveux sur le côté de la tête, elle est penchée sur un livre de caricatures de petits diables qui glissent sur le sol pour s’échapper dans la rue.
Le patron me prend à part. Assois-toi, petit, dit-il !
Il a de grosses mains qui s’agitent autour de lui pour expliquer ce que je dois manger : « Attends juste que je te réchauffe quelque chose… ». Il plia le menu dans sa poche et disparut au fonds de la cuisine mal éclairée. Alors je m’allonge les pieds sous la table et je regarde la télévision. Il y a ici quelque chose de miraculeux, tous autour de moi observent le manège de deux enfants qui tirent les boules d’une lessiveuse. Nous sommes le 22 décembre et peu importe l’année, « el Gordo de Navidad » existe depuis 1812. C’est la loterie la plus grande au monde par l’ampleur de ses gains et de ses participants, 98 % des Espagnols participent à la loterie, n’achetant parfois qu’un centième de billet. Chaque association de quartier, village, club de sport, entreprise, famille, bar ou restaurant, achète puis revend des billets, engrangeant au passage quelques caisses noires « Caja B » et contribuant ainsi au succès de l’opération.
Mes voisins, le poète Sebastia Jovàni et Lucy « in the sky » m’expliquent que le système est trop compliqué pour un franchute. « Un billete » comporte un numéro compris entre 00000 et 84999. Pour avoir une planche complète, il faut débourser 200 euros, 10 « décimos » détachables portant tous le même numéro d’une valeur de 20 euros chacun. C’est ce format, le "dixième de billet" que mes amis ont acheté parce qu’il permet d’obtenir dans un premier temps un jus d’orange bien frais et un flacon d’aspirine. J’écoute d’un air dubitatif, méfiant je trouve que c’est quand même un peu cher pour avoir une vierge avec un « petit Jésus » qui me rappelle les images pieuses de ma grand-mère qui chiottes de chiottes avait plus plusieurs vélos dans sa tête. Il faisait chaud au soleil. Comme il y avait seulement des lentilles dans l’assiette qu’apporte le camarero, je lui demande s’il y a aussi du lait, « non il n’y en a pas ! » et le type informé de la conversation me propose une formule à 2 euros. Ce sont des participations de decimos qu’il a lui-même imprimés chez lui, en pirate. En mettant le billet dans ma poche, je dis à mes amis avec un long regard malin que finalement j’aime mieux ça.
Il est 9h15, le tirage au sort commence. Des gamins d’écoles primaires participent et vont extraire les 200 boules pour les mettre dans des « tambours » qui tourneront qu’une fois remplis complètement. Il y a un président et un contrôleur à l’air pincé qui donnent un caractère officiel à l’ensemble. Mais le plus étrange, ce sont les enfants qui chantent les 1 723 prix : le gain principal est de 3 000 000 euros pour chaque série du numéro tiré au sort. Ainsi, l’acheteur d’un dixième (format le plus répandu) touche 300 000 euros. Les autres prix sont de 1 000 000 euros, 500 000 euros, 200 000 euros (deux numéros tirés), 50 000 euros (8 numéros tirés) et 1 000 euros (1 714 numéros tirés). Et toute la journée, on entend partout l’énumération des nombres magiques comme Roman Opalka inscrivait la trace d’un temps irréversible sur ses toiles jusqu’au nombre 5.569.249. Les enfants se succèdent sans relâche et sans fin pour donner du bonheur. Et le monde s’arrête dans toute l’Espagne ! Les espagnols ont leur billet devant eux, interrogeant le chant divin, même Victor Nubla, artiste avant-garde, champion toute catégorie de la musique expérimentale espagnole écoute avec une muette admiration la musique céleste de ces petits angelots.
Il faut dire, que cette loterie a un caractère social respectable et il est probable que les vainqueurs travaillent ensemble dans la même entreprise, vivent dans le même village, fréquentent le même Puticlub avant de se retrouver en famille pour fêter Noël. En ce qui me concerne, fidèle à la musique concrète, j’apprécie qu’une fois dans l’année s’organise une forme de composition bruitiste autour d’une mélodie de numéros chantés et rythmée par des boules qui tournent à l’infini dans des cages d’oiseaux telle une boîte de Pandore à ouvrir sur une tirelire.
Les commentaires de cet article
# Le 6 février 2012 à 09:27, par Franz Narbah En réponse à : Le son de l’Ange
Voici un texte qui me réjoui. C’est de la littérature mon vieux !
J’adore ça : “…boire un Vermut accompagné d’oignons sauvages dont il faut extraire la queue au milieu d’une pièce percée de soupiraux.“, ou encore ça :“avant de recevoir un dernier coup de lustreuse“. Magnifique. Pour les règles de la loterie, je n’ai évidemment rien compris. Mais chaque pays a ainsi sont sport national impénétrable : les Englishes le criquet, les Italiens la drague dans la rue, les Français l’orthographe, et maintenant, grâce à toi, je sais que les Espagnols ont “El Gordo de Navidad“ ; une sorte d’œuvre sociale si j’ai mordu l’essentiel. Formidable.