> Mag > Musique > Aux avant-postes du post : Convulsif
La musique du quatuor suisse Convulsif, c’est une sauvagerie féroce, imprévisible et inclassable. À l’occasion de leur concert à Cave 12 en janvier, nous sommes allés rencontrer Loïc Grobéty, bassiste et membre fondateur, pour prendre la mesure du travail méthodique de ce groupe atypique.
Quelle est l’origine du projet Convulsif ?
C’est un projet qui a démarré en 2010 sous la forme d’un collectif dont le line-up changeait constamment. En 2015, on a eu une proposition pour un concert avec Igorrr, pour lequel on a fait un line-up spécial. On a décidé de souder le groupe autour du violon, de la clarinette et de la batterie. J’ai récupéré Christian et Jamasp, qui viennent tous deux de la musique contemporaine, puis Maxime, avec qui j’avais joué dans un groupe de grindcore, il y a pas mal d’années. C’est donc parti de répètes, d’un concert, puis d’un disque, d’une tournée européenne, puis Cheap Satanism (label belge) nous a proposés de sortir un nouveau disque... Rien n’est prémédité, mais évolutif.
Vous jouiez dans quel groupe, avec Maxime, avant ?
Daigoro... Il avait 16 ans, j’en avais 25. Après, on s’est un petit peu perdus de vue, on est partis chacun de notre côté étudier dans des écoles de jazz. Quand il m’a fallu un batteur pour ce projet, je me suis dit : Maxime, ça serait peut-être cool... Et ça fait 15 ans qu’on collabore ensemble, maintenant !
J’ai entendu dire que votre musique était écrite, au départ, et ensuite modifiée collectivement. Ça fonctionne toujours comme ça ?
Il y a deux pôles : j’amène des riffs de basse et Christian, le clarinettiste, écrit des partitions. Je viens plutôt du riff. J’ai une approche rock. J’écris aussi mais plutôt des options organiques. D’ailleurs, on l’entend sur le disque : tout ce qui est grandes lignes de basse un peu toolesques viennent de mon apport et toutes les grandes pièces qui sont plus évolutives et progressives viennent plutôt d’une écriture contemporaine. En studio, on trace les partitions et puis on cherche à surtout être fluides. En fait, on cherche à sonner comme le disque de Nirvana, Bleach, ou Neurosis de Times of grace ! On ne cherche pas du tout le mode math-rock, le côté froid ou technique. Par contre, tout est compliqué à jouer. Le clarinettiste qui écrit des grinds qui ont un côté, comment dire… contrapointiques. La batterie qui ne joue pas en même temps que la basse. Tu verras, en concert, on a des fonctionnements qui ne sont pas des méthodes grindcore. C’est vraiment assez étrange. On tord les styles.
Est-ce-que c’est votre instrumentation particulière qui rend nécessaire l’écriture sur papier ?
Ça nous permet simplement de bosser sur une base de manière professionnelle. En répétition, chacun a bossé sa partition, ça va plus vite. Les idées de base vont se transformer mais elles sont présentes dès le départ.
Ce qui saute aux oreilles quand on écoute votre musique, c’est l’ampleur du spectre sonore que vous explorez : depuis des moments très atmosphériques, presque post-rock, jusqu’à une agressivité extrême, en passant par des parties intermédiaires, plus rock. Est-ce-que c’est une volonté, d’ouvrir le spectre sonore au maximum ?
Dans le rock, il y a une limitation du spectre sonore due à la guitare et la basse. Avec la clarinette et le violon, on a cherché à dépasser ça. En fait, on est un groupe qui gère un problème : on fait du rock sans guitare. Tu peux essayer de faire du Nirvana avec une clarinette et un violon, mais tu n’y arriveras pas ! Ce problème nous oblige à chercher des solutions et on les a trouvées dans ces walls of sound, ces gros sons amples et larges. On veut être puissants et doom mais on n’a pas les instruments, donc on doit trouver ailleurs les appuis pour avoir la puissance. L’instrumentation fait qu’on explore naturellement d’autres voies. On ne peut pas avoir un seul son du début à la fin du concert. On doit tous muter dans le son. À la basse, je passe d’un son clean à une approche à la Napalm death.
En studio, on ne travaille jamais avec des overdubs. On fait de la production live, parce qu’on doit passer d’un monde à l’autre. Ce qui est important pour nous, c’est de faire bloc, un bloc homogène mais qui avance. Chaque concert à son ambiance propre. On a des cuts sur des regards, pas un nombre de fois préétabli. On cherche des structures organiques.
Quelles adaptations, quel traitement sonore, ont été nécessaires pour intégrer le violon et la clarinette dans cet ensemble ? Des pédales, des effets particuliers ?
Oui, ils en sont blindés ! En gros, le violon est géré comme une guitare. La clarinette couvre toutes les autres couches sonores... Tout est complètement traité.
Le concert de ce soir a été reporté un certain nombre de fois, mais apparemment il va avoir lieu ! Qu’est-ce que ça représente, pour vous ?
On devait aussi jouer avec Ni sur plusieurs dates, à Lyon et en Suisse. La situation actuelle permet aussi d’apprendre, de faire un peu moins et mieux. Ça donne du sens à une date qui tout à coup a un peu plus d’audience, avec des gens de l’extérieur qui viennent. Ça change un peu le paradigme, mais pas uniquement négativement, je trouve.
J’imagine que vous allez beaucoup jouer le dernier album, ce soir ?
Oui, on ne l’a pas beaucoup joué. C’’était un assez gros boulot, donc on va encore le jouer cette année.
Est-ce que tu peux me parler de la rencontre avec Hummus records ? Je crois que c’est la première fois, que vous faisiez un disque avec eux.
Je connais Jona [1] depuis Switchback, en 2006. Je faisais un groupe de death metal, Enigmatik, à l’époque et on s’est croisés à la Chaux [2]. Je croisais Louis Jucker dans une école de jazz, il y a une dizaine d’années aussi. Je prenais des cours de basse juste après lui. J’ai souvent croisé ces messieurs et je trouvais vraiment bien qu’on ait une assise en Suisse avec un label comme eux, pour légitimer un peu davantage le projet.
On était vu comme une formation noise extrême en Suisse et c’était compliqué d’avoir des options ouvertes. C’était ouvert dans les autres pays en Europe, en Belgique dans la scène rock, en Allemagne de l’Est avec la scène black métal. On était connectés à des scènes différentes, mais en Suisse on était vraiment dans un réseau ultra spécialisé où tu joues devant dix personnes dans un club. Dans mon optique, Hummus permettait de désacraliser ce groupe qui, à mon avis, n’est pas aussi hermétique que cela. Et puis, Jona a trouvé aussi que c’était le bon moment pour le faire.
Convulsif à la Cave 12
En quête de quelque chose de différent ? Il se pourrait que Convulsif, avec son line-up atypique (violon, clarinette, basse, batterie) et sa musique tumultueuse et imprévisible soit ce que vous cherchiez. En tous cas, c’était le choix d’un public assez dense ce soir-là, à Genève, alors que le quatuor est seul à l’affiche. Au moins, on aura toute latitude pour apprécier la prestation. Sur scène, le son est excellent — comme souvent à Cave 12 —, massif et incisif à la fois. Les instruments procurent des sensations intéressantes, inhabituelles. Précision chirurgicale du violon, chaleur et ampleur de la clarinette basse.
Le set prévu ce soir-là est bien sûr conséquent et fait la part belle au dernier album, Extinct. Voir un groupe en concert est une expérience très différente de l’écoute d’un disque. Le corps, immergé dans le son, exposé aux vibrations qu’il produit, est sollicité comme organe de perception au moins autant que les oreilles. La sauvagerie du groupe apparaît alors de manière encore plus crûe et certains morceaux prennent parfois un relief imprévu. C’est le cas de « Surround the arms of revolution », pièce à la fois ultra structurée et étonnement enlevée, entraînante même. J’apprendrai d’ailleurs plus tard que ce morceau, les musiciens du groupe le surnommaient « le hip-hop », avant qu’il ne trouve un titre. Comme quoi, tout n’est pas complètement dark dans l’univers de Convulsif.
C’est une question intéressante. Est-ce-que vous avez déjà joué dans des festivals de jazz, par exemple ?
Non, parce qu’on est davantage dans le réseau musique contemporaine et parce qu’on est résolument rock. On a joué dans le cadre de concerts noise, dans le cadre de musiques de films aussi, à Zurich notamment, un peu connectées avec la musique contemporaine, mais on est quand même toujours sur un créneau sonore avec une certaine force dans le son. C’est aussi un choix, on ne veut pas jouer sur tous les tableaux. On est vraiment dans ce cadre rock et on défend ça. Pour nous, jouer avec Closet disco queen, c’est une super soirée !
Moi, c’est ce qui m’a intéressé dans votre musique, le fait qu’elle emmène le rock vers autre chose. Et, quand on est curieux, on s’aperçoit que, que ce soit en musique contemporaine, jazz, expérimentales ou en art sonore, il y a énormément de croisements, de territoire commun...
Oui, tout à fait. Après, ce sont aussi des créneaux d’institution. C’est-à-dire qu’on est simplement sur un créneau rock, dans des clubs rocks, mais, sur la musique, on ne fait pas de concession. On a plus cette affinité avec la scène expérimentale rock qu’avec une vraie scène écrite. Je dis ça... et dans trois semaines on joue à Bienne avec un groupe de musique contemporaine ! Mais dans un club rock ! Les gens de la musique contemporaine viennent nous voir et nous disent : OK, est ce qu’on ne peut pas faire une soirée ensemble ? Parce que, eux, ça les intéresse aussi d’interpénétrer ces scènes-là. Ce n’est pas si hermétique que ça mais c’est quand même des circuits…
Il y a eu pas mal de groupes Suisses qui ont tenté des croisements : Alboth !, Young gods, Goz of kermeur, etc. Est-ce que Convulsif se place dans cette lignée ? Est-ce que ce sont des groupes qui vous ont inspirés ?
Là, je peux parler à titre personnel, Alboth !, je trouve que c’est absolument monstrueux. Je les ai écoutés pendant pas mal de temps. Il y a aussi Monno qui est une espèce de machine céphalique assez intéressante, que j’ai quand même pas mal regardée. Young Gods ont fait un défrichement assez important. Donc, oui, effectivement, on en fait partie. On fait partie de cette scène qui cherche à décloisonner le rock de son format standard. Mais, ce qui est assez drôle, c’est qu’on fait vraiment du rock. Alboth ! aurait une approche beaucoup plus contemporaine. Nous, on cherche vraiment le truc massif et riffing. Mais, oui, c’est des groupes qu’on aime.
Votre dernier album s’appelle Extinct et les titres des morceaux sont des citations de Darwin. Peux-tu nous parler de l’inspiration derrière ce disque ?
Pour les disques de Convulsif, on bosse pas mal de manière séparée. Par exemple, c’est Christian Müller qui dessine l’arborescence complète des morceaux. C’est-à-dire qu’on enregistre les morceaux et c’est lui qui décide ce qu’il y a sur le disque, c’est son mandat. C’est une force là-dedans. C’est Stefan Thanneur, qui était bassiste dans le groupe Chaos Echoes et a bossé pour Year of no light, qui a fait la pochette. Et, pour revenir au concept, c’est Regina Dürig, la femme de Christian, qui est écrivaine, qui a décidé du titre des chansons. Le disque précédent, IV, tournait autour de William Blake, et, là, on s’est entourés de quelqu’un qui a conceptualisé le disque. L’idée des titres et de la citation qu’on a quand on ouvre le disque, c’était aussi un jeu, un habillage qui vient après les morceaux. Ce n’est pas une inspiration directe. Je tiens à dire que pour la production cela fait deux disques que l’on travaille avec Raphaël Bovey du My Room Studio. Il nous a énormément aidés pour obtenir un son massif.
Quels sont vos projets pour la suite ?
On est gentiment en train de bosser sur un prochain disque. Le processus est long parce que c’est organique. Cela fait maintenant deux ans que je travaille sur des ébauches, des compositions qui marchent, qui ne marchent pas, qui finissent en solo ou chez Convulsif. Un grand chantier ! On va sûrement enregistrer en 2023. On va peut-être aller vers une production avec plus d’analogique pour pousser encore dans cette direction de travail sonore live. Mais, la priorité, maintenant, c’est de jouer Extinct, parce qu’on est vraiment content de ce qu’on a fait là !