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Jay-Jay Johanson. Le crooner trip-hop venu du froid, le baryton à la silhouette de grand adolescent, le Suédois le plus groovy de la planète, l’homme aux 10 albums et aux presque 20 ans de carrière, le chanteur qui vous fera aimer la mélancolie… Il était à la Source à Fontaine pour son deuxième passage dans la région grenobloise depuis les années 90. Retour sur un concert d’anthologie sous des faux airs de récital intimiste.
C’est le Rennais Loup Barrow qui assure la première partie. Certainement pas novice (on apprend qu’ils ont travaillé avec le batteur de Björk, Dominique A ou Serge Teyssot-Gay), le duo qu’il forme avec un violoncelliste entreprend de nous faire partager son univers.
Installé derrière le très étrange Cristal Baschet, aux sonorités oniriques et cristallines, le chanteur nous offre un set à la fois contemplatif et audacieux.
Dans l’éclairage bleuâtre de la salle déjà comble, ces deux défricheurs de nouvelles terres sonores nous offrent un jeu tantôt novateur et risqué, tantôt plus proche de vibrations que l’auditeur averti reconnaîtra un peu mieux (le jeu du violoncelliste n’est pas sans rappeler celui d’un Vincent « Bumcello » Segal, et les passages répétitifs et hypnotiques du show ne dépareraient pas chez Philip Glass ou chez Max Richter, le compositeur de l’hallucinante B.O. de « Valse avec Bachir »).
Alignant les moments élégiaques (chant haut perché en anglais et boucles obscures de violoncelle) et les épisodes plus pêchus (notamment quand le chanteur troque son Cristal contre un Hang, cette percussion aux sons métalliques et aériens à la fois), Loup Barrow s’amuse avec les potentialités de ses jouets enchantés, et nous offre un petit voyage dans son propre espace-temps.
Seuls petits regrets : d’une part, le jeu un peu statique et minimaliste du combo, alors que leurs instruments recèlent des possibilités quasi infinies, et, d’autre part, la communication très réduite avec le public.
Puisque les instruments présentés n’étaient pas banals, pourquoi ne pas en profiter pour les présenter en direct, plutôt que de renvoyer la découverte à plus tard (les artistes ont promis aux spectateurs de présenter leur matériel à l’issue du concert).
Quoi qu’il en soit, voici un groupe dont on suivra l’évolution de très près !
Accompagné d’un pianiste et d’un batteur, mister Johanson arrive sur les planches. Quelques craquements de vinyles subliminaux, un piano dépouillé appuyé par une batterie à la fois énergique et millimétrée : c’est avec le trip-hopissime « I love him so » que le natif de Trollhättan donne le ton.
Sans temps mort, on enchaîne avec le magnifique et crépusculaire « It hurts me so », où les deux musiciens appelés en renfort se font discrets devant le sample d’une B.O. signée Francis Lai. En presque 20 ans, ce morceau n’a pas pris une ride, et l’émotion de la première écoute est intacte. Ça commence en beauté, on est surpris d’être cueillis aussi vite par ce mini chef-d’œuvre.
La performance de ce soir est placée sous des vents contraires totalement assumés : piano tour à tour oppressant et planant, ballades désabusées qui ont fait la renommée du Suédois et moments nettement plus groovy, alliance entre samples balisant un terrain connu pour les connaisseurs et prises de risques réelles (on s’étonnera d’une version étonnamment sobre, et presque jazzy, de « So tell the girls I’m back in town », autre pierre angulaire dans la discographie du chanteur), simplicité du tour de chant où l’apparente nonchalance ne rend que plus surprenante la maîtrise de la voix, toujours juste, riche d’émotions et sans forcer le trait, où les graves et les aigus s’enchaînent toujours à propos.
Même quand on connaît le répertoire johansonien dans les grandes largeurs, on se surprend à redécouvrir des morceaux pourtant emblématiques : mention spéciale à « Believe in us », particulièrement cher à Jay-Jay, où la batterie, assez balèze ce soir, sait laisser le champ libre à des breakbeats plus saccadés, dans les limbes de la Jungle, et où le trio réussit à instaurer une ambiance mélancolique et pensive sans être plombante.
En résumé, le concert se prête aussi bien à des fans de la première heure qu’à des auditeurs qui approcheraient cet univers musical pour la première fois.
Bien loin de la Scandinavie, les Portugais ont inventé un terme difficilement traduisible, et pourtant parfaitement adapté à la musique de Jay-Jay Johanson : la Saudade, ce sentiment définitivement ambigu et volatil, où la mélancolie se déguste avec plaisir et où la joie garde un petit arrière-goût d’amertume. C’est exactement ce qu’on entend au cours du show : le blues sait rester entraînant (« I miss you most of all », où la batterie funky et les accords volontiers guillerets feraient presque oublier que l’on parle de l’absence), et les partitions les plus lounge ne sont jamais exemptes de noirceur (notamment « Tomorrow », citation directe –c’est lui qui l’explique– du « Yesterday » des Beatles, une déclaration de bonnes volontés posée sur un fond musical grinçant : un manifeste à sa façon).
Au milieu de cet enchaînement d’atmosphères plus variées qu’il n’y paraît, flottent quelques moments de pure noirceur : je pense à « She doesn’t live here anymore », où la voix se fait plus aiguë sur fond de lignes de Rhodes pesantes, ou encore au sublime « Far away », où la tristesse perce sans artifice, à peine soutenue par quelques samples fantomatiques et un éclairage blafard.
Pour autant, cette obscurité parvient toujours à esquiver l’écueil du cliché : d’abord parce qu’elle n’est jamais surjouée, et ensuite parce qu’elle est contrebalancée par des moments lumineux, avec des morceaux plus dansants (du tango furtivement inséré dans l’introduction d’un morceau jusqu’aux coups de cymbales plus discoïdes), et surtout une parenthèse enchantée, psychédélique, où l’on a droit à un chant sans micro d’une heureuse simplicité, sur un lit de boucles de guitares et de flûte.
L’immersion dans le cafard est toujours suivie d’une remontée à la surface, et cela n’a pas échappé au public, qui descend de ses sièges pour danser.
L’interprétation est à l’avenant : même lors des morceaux les plus sombres ou les plus désabusés, il faut voir Jay-Jay balader sa silhouette dégingandée d’ado maladroit, s’asseoir à côté de ses musiciens, se lancer dans des pas de danse infiniment touchants.
Totalement professionnel, le jeu n’en reste pas moins intimiste, étonnamment facile d’accès : nous sommes dans une salle de concerts, mais nous pourrions tout aussi bien nous trouver au fond d’un bar, avec un vieux copain, au dernier verre avant la fermeture, on l’écouterait nous raconter ses dernières (més)aventures, et on aurait juste envie de rester là, et de refaire le monde.
C’est toujours émouvant mais jamais vulgaire, toujours facile mais jamais gratuit. A la fin du set (et après un rappel), le rythme s’accélère, et le chanteur, visiblement content d’être là, se prend à sautiller et à remercier chaleureusement ses musiciens.
À l’issue du concert, on a autant l’impression d’avoir été invités chez Jay-Jay Johanson que de l’avoir reçu chez nous. Pas besoin d’exagérer la complicité avec le public, tant la musique se suffit à elle-même. La coloration musicale était suffisamment fournie en nuances pour éviter les redites, et en même temps, assez cohérente pour éviter une trop grande dispersion.
L’interprétation sait laisser le temps au public de (re)trouver ses marques, mais on n’a pas vu passer ces quasiment deux heures de voyage en compagnie d’un artiste dont le blues a rarement fait autant de bien.
Jay-Jay Johanson à la Source à Fontaine, le 14 octobre 2015