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Les petites victoires du noise-rock : une interview de Tombouctou

vendredi 23 août 2024 par Tom Rad-Yaute rédaction CC by-nc-sa

Entretien

Spontané mais tortueux, volcanique tout en restant mélodique, le noise-rock de Tombouctou négocie habilement sa route en évitant les lieux communs du genre et donnait évidemment très envie de rencontrer ceux qui le fabriquent. Fortes personnalités derrière leurs instruments, Lisa (voix), Johanny (batterie) et Alex (guitare) se révélèrent d’une grande écoute, soucieux de trouver les mots justes, lors de cette interview réalisée en amont de leur concert au Bistro des Tilleuls au printemps dernier — sans oublier quelques bonnes blagues pour faire bonne mesure.

Vous vous êtes rencontrés lors d’un concert où vous avez un peu « flashé » les uns sur les autres. Quel était le point de départ de Tombouctou, les envies qui vous ont menés à faire de la musique tous les trois ?

Johanny : Je jouais dans les Pelvis enragés, mon groupe s’était planté en bagnole, j’étais tout seul. Alex jouait dans Oxen Coax et ils venaient de se séparer de Renaud, leur batteur et... on s’est rencontrés, on a sympathisé, on a fraternisé et on a fait un concert ensemble !
Lisa : Et moi, j’étais venue accompagner des copains, Simon et Yann, qui jouaient ensemble dans Kebab 3000. Je leur avais dit que j’avais envie d’essayer, on l’a fait et tout le monde a fui ! Il ne restait que trois personnes dans la salle : Johanny et deux filles !
Johanny : Je m’en souviens très bien. Il y avait les deux débiles derrière, qui faisaient une impro : Simon avait une basse sur laquelle il tapait avec une baguette et Yann faisait un flux continu de batterie. Lisa, elle, était devant, les bras tendus avec un micro de téléphone dans la main et un sac en toile de jute sur la tête. Elle n’a rien fait pendant la moitié du concert parce qu’elle attendait un signe qui ne venait pas ! Tout à coup, elle s’est mise à hurler comme un porc, jusqu’à la fin ! C’était même pas prévu dans la prog du festoche… Juste avant, il y avait un groupe de prog ultra chiant qui avait endormi tout le monde pendant trois plombes…
Alex : Le nom du groupe, peut-être ? (Rires)
Johanny : Hmm, je crois que c’était Térébenthine… (Re rires)

C’est drôle que vous ayez vu Lisa une première fois dans un projet qui était complètement improvisé et que vous vous soyez dit que vous aimeriez faire un groupe avec elle.

Alex : Entre-temps, l’histoire s’est écrite entre Johanny et Lisa… Ils se sont rapprochés, ils se sont revus…
Lisa : Pour le gossip, Johanny et moi nous avons été un couple, pendant huit années !
Alex : Tu veux en parler ? (Rires)

On s’est rencontrés, on a sympathisé, on a fraternisé et on a fait un concert ensemble !

Ce qui me frappe dans votre musique, c’est la construction de vos morceaux qui sont longs, denses, avec une écriture en flux, un peu comme une rivière qui pourrait ne jamais s’arrêter. D’où est-ce que ça vient ?

Alex : L’inspiration… Il n’y avait pas d’énoncé clair, au début. On voulait juste faire de la musique ensemble, sur la base de groupes qu’on aimait tous les deux. Blonde Redhead, entre autres.
Johanny : Un nom qui revient beaucoup, même si on ne peut pas dire qu’on leur ressemble.
Alex  : Assez rapidement, on s’est émancipé de ces influences. On a fait des morceaux, le set est arrivé vite. Les morceaux étaient écrits lorsque Lisa est arrivée.
Lisa : J’ai dû bûcher comme une malade ! C’était un moment où on avait du temps, tous les trois – des semaines entières enfermés dans notre salle de répète ! C’était très intense !

Lisa, est-ce que tu chantais avant Tombouctou ?

Lisa : Non, pas du tout ! J’en avais toujours eu secrètement l’envie sans l’avoir jamais fait.

Lorsque tu chantes, on a parfois l’impression que tu joues différents personnages. Est-ce que c’est un effet voulu ? Est-ce que c’est comme ça que tu écris tes textes ?

Lisa : Pour le premier disque, j’ai écrit à partir de plein de personnages — mais sans me dire que j’allais les incarner. Ce n’était pas construit, conceptualisé à ce point. C’était surtout une vraie découverte de ma voix. Me dire : est-ce que je peux ? Est-ce que je peux aller là ? Est-ce que je peux faire une grosse voix ? Une petite voix ? Est-ce que je peux jouer toutes sortes de femmes, la petite fille…
Alex : La grand-mère ? (Rires)
Lisa : La grand-mère, le monstre, la femme avec une voix suave... Voilà, une vraie découverte. Je viens plutôt d’une scène punk/hardcore/crust et Tombouctou m’a amenée vers du chant et à découvrir que, oui, je peux chanter ! Aller dans les graves, les aigus : quelle jouissance de jouer à l’élastique comme ça !

Lisa, Johanny, Alex : Tombouctou par Christophe Chédal.
Lisa, Johanny, Alex : Tombouctou par Christophe Chédal.



Petit point technique : peux-tu nous parler des effets que tu utilises sur la voix ?

Lisa : Je suis très pénible pour les ingés son parce que j’ai un effet par morceau. J’ai envie d’une couleur, d’une texture différente à chaque fois. J’ai une pédale, la boss VE20, qui est une des pédales de chanteurs – je le dis parce qu’on me le demande souvent. J’utilise donc de la réverb, un petit peu de disto – mais pas trop parce que ça part souvent dans les larsens, malheureusement — du delay, de l’écho et j’ajuste les niveaux en fonction des morceaux.

Il y a ce morceau assez étonnant sur votre disque, « Unusual Mabel », où tu fais des growls et où une influence black metal est évidente. Pourriez-vous me dire comment il est arrivé ?

Alex : C’est parti comme la moitié d’une blague et ça a fini très premier degré.
Johanny : On le joue vraiment comme un groupe qui aurait une musique consacrée à ce genre. On ne le prend pas comme un pastiche rigolo. C’est un morceau qui fout une couleur au disque, un relief, d’un coup, très bref.
Lisa : Et puis, il y a eu deal ! J’ai dit OK pour pousser la chansonnette sur « Claps on wave » mais on se fait un morceau où je growl !
Alex : On l’a d’ailleurs composé ensemble – ce qui est assez inédit dans l’histoire du groupe. C’est un morceau très bref, dont on nous parle beaucoup, une entorse aux tables de la loi tombouctienne !

Depuis déjà de nombreuses années, beaucoup de musiciens de rock s’intéressent, jouent et écrivent de la musique sans rythme : le drone, l’ambient, etc. Est-ce que ce sont des choses qui vous intéressent ? Que vous écoutez ? Avec lesquelles vous pourriez expérimenter ?

Alex : Oui, complètement… Pour le moment, notre désir n’est pas de faire une musique abstraite, ce qui sera peut-être un jour le prochain disque est plutôt parti sur l’écriture, mais on ne s’interdit pas d’en faire un quatrième complètement sans repère ou d’insérer des choses moins formelles.
Lisa : C’est quelque chose qu’on fait déjà. Quand on se retrouve et qu’on fait de l’impro, on va vraiment vers des choses comme ça.
Johanny : Il y a une grosse partie de toute la musique de Tombouctou qui ne se retrouve pas du tout dans les morceaux, des impros qu’on n’a jamais exploitées.
Alex : L’impro est dans le pedigree de Tombouctou, c’est clair et net. On a eu des répètes où on passait les trois-quarts du temps à improviser et, oh !, il reste 10 minutes, on va faire un morceau !

Tombouctou m’a amenée vers du chant et à découvrir que, oui, je peux chanter ! Aller dans les graves, les aigus : quelle jouissance de jouer à l’élastique comme ça !

Vous enregistrez vos improvisations ?

Alex : Oui, oui ! Il y a tout un fond archéologique !

Il y a quelque chose qui m’a toujours interrogé quand on parle de « musique expérimentale » : peut-on être expérimental dans l’absolu ? Mais si on part du principe que Tombouctou est un groupe de rock atypique et, quelque part, expérimental, vous diriez que vous expérimentez avec quoi ?

Alex : L’écriture… La narration… Les morceaux ont une direction mais elle est horizontale. Il y a très peu de répétitions, de motifs... Sur la matière sonore, Lisa va chercher des trucs au chant, des petits sons... Il y a un morceau, « Birth of a werewolf », où on a une plage un peu plus flottante, il n’y a pas de durée assignée : on prend des libertés et quand on sent qu’il y en a un qui part, on l’accompagne.
Johanny : J’ai l’impression que, dans la musique expérimentale, il y a souvent le détournement de l’instrument, la recherche de textures sonores inhabituelles... mais pour se retrouver, au final, avec des musiciens qui ont tous plus ou moins le même attirail. C’est en cela que c’est devenu un style, avec ses poncifs, comme n’importe quel autre genre de musique.
Alex  : Les détournements d’instruments, c’est quelque chose qu’on ne s’est pas encore autorisés, pas en studio. Lorsqu’il s’agit de graver les choses sur disque, on a des structures et on s’y tient. On ne l’a pas encore fait mais peut-être que ça arrivera un jour…

Vous faîtes une musique très accidentée, un peu perturbée, un peu folle. Quelle est la réponse que vous recevez en live à cette musique ?

Lisa : J’ai l’impression, en tout cas, que Tombouctou touche des gens, des milieux très différents. C’est plutôt super plaisant et encourageant.
Johanny : Il y a des gens qui viennent après le concert et qui disent qu’ils n’écoutent pas du tout ce style de musique – ce style de musique, neuf chances sur dix que ce soit le math-rock – mais que c’était cool !
Alex : C’est notre petite victoire, les gens qui ne sont pas familiarisés avec le genre et qui le reçoivent, qui restent au concert jusqu’au bout ! (Rires)
Lisa : Je vois aussi de plus en plus de nanas aux concerts, des femmes qui viennent voir du rock. Franchement, c’est assez fou : sur bandcamp, tous ceux qui achètent le disque sont des mecs ! ça fait plaisir de voir de plus en plus de filles aux concerts et leurs retours me touchent. Le noise-rock, on ne va pas se leurrer, c’est quand même très masculin !

Pour le moment, notre désir n’est pas de faire une musique abstraite, (...) mais on ne s’interdit pas d[e] faire un quatrième [disque] complètement sans repère ou d’insérer des choses moins formelles.

Je pensais aussi à la réponse physique du public. Vous bougez beaucoup sur scène… Quel est votre meilleur concert ? Il y avait quel genre de contact avec le public ? Est-ce que vous êtes des anecdotes de concerts où il s’est passé des choses inattendues ?

Alex : On a joué chez des copains, dans une colocation, c’était un concert extrêmement excessif, dans un tout petit espace saturé de monde et de sueur. En termes d’excès, de proximité et de débauche, c’était assez fort ! Il y avait une espèce de fusion totale… C’était clairement pas notre meilleur concert – peut-être même le pire ! – mais on ne savait plus qui était sur scène, qui était dans le public. Lisa s’est faite porter à bout de bras à travers la cave… C’était assez fou !
Johanny : Moi, je me souviens de ce mec à Mulhouse, complètement bourré, déguisé en cigogne et qui rampait devant ton ampli !
Alex : On n’est pas dans un rapport exclusivement corporel au public. Il y aura toujours le premier rang qui reçoit et qui donne beaucoup en retour mais il y aura toujours aussi des gens un peu en retrait, qui écoutent de façon attentive.
Lisa : On sent vraiment quand les gens sont attentifs ou pas du tout…
Alex : … voire émus !
Johanny : En tant que musicien, j’aime bien voir les gens bouger : si ça ne bouge pas, je ne suis pas content ! Mais, en tant que public, je suis le plus chiant de France ! (Rires) Debout, loin et qui ondule la tête comme un putain de robot ! Je sais qu’il y a des écoutes passives mais intenses !
Alex : Il y a certaines personnes du public qui mériteraient une récompense ! Elles arrivent à danser de manière complètement libérée sur une musique où il n’y a pas forcément de repère évident… Ceux-là, ils font toujours plaisir !

Tombouctou au Bistro des Tilleuls par Stef Ann
Tombouctou au Bistro des Tilleuls par Stef Ann

On est en train de faire une interview pour Rictus, qui est un média écrit. Quel rapport avez-vous avec l’écrit comme médiation vers la musique ? Est-ce que c’est quelque chose qui a joué un rôle dans votre rapport à la musique ? Est-ce que ça en joue encore un ?

Johanny : J’ai de plus en plus de mal à lire parce que le muscle est un peu atrophié... mais j’ai beaucoup lu de chroniques et d’interviews de groupes, à l’époque.
Alex : Peut-être un peu moins avec le temps mais on y a tous recours. J’ai eu une période assez boulimique où j’allais chercher des groupes qui, par ricochet, allaient m’ emmener vers d’autres...
Johanny : Avant internet, c’était beaucoup plus compliqué d’avoir des infos sur les groupes, la gourmandise était encore aiguisée par cette recherche des pépites qui allaient faire toute la différence…
Lisa : Moi, ce serait plus par le cinéma, son écriture visuelle, la découverte de musiques, de sons, de dialogues – pour le premier disque de Tombouctou, je suis partie de dialogues. « Unusual Mabel », c’est inspiré de A Woman under influence de John Cassavetes, le moment où Peter Falk dit de sa femme – Mabel – qu’elle n’est pas folle, elle est juste « unusual  », inhabituelle. Le cinéma a quelque chose de très fort pour moi.
Alex : L’écriture est toujours un peu en-deça ou au-delà de la musique. La représentation formée à partir d’une chronique n’est jamais conforme à ce que tu ressens à l’écoute ensuite : soit t’es un peu exalté, soit complètement déçu, parce que tu t’es fait emballé par la plume de l’auteur…

C’est un peu le jeu, aussi…

Alex : Complètement !

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