> Mag > Musique > La tarte des tartes de la crème de la crème
On en rêvait, le Poulpe l’a fait. Nevraska et Doppler. Doppler et Nevraska. Ça tombait sous le sens, quand on y pense, tant les deux groupes partagent quelque chose comme un ADN commun. Et puis, il y avait ce concert de Doppler au Brise-Glace, il y a peu, dont les gens vous parlaient avec des trémolos dans la voix, le regard brouillé, la main sur le cœur. Le concert immanquable. La tarte des tartes. La crème de la crème. Bref, on allait bien voir ce qu’on allait voir.
Jeudi ou pas, le public était là. Des tas de têtes connues et d’autres pas, des copains et des copines d’horizons variés qui avaient fait le trajet — ça promettait. Ici, Doppler a marqué les esprits.
C’est devant une audience déjà bien réceptive que Nevraska fait résonner ses premiers larsens. Comme aux Tilleuls il y a quelques semaines, le set fait la part belle à I left work on my home, December 1st 1995, leur dernier album — à quelques exceptions près, comme « Nemesis » et ses fameux choeurs féminins.
Le terrible « Hornet vision », « Panic Highway » et ses airs de punk-rock à l’arrache, « Invisible walls », où je les rejoins pour dire un petit texte façon spoken word. Les morceaux s’enchaînent à vitesse grand V. C’est une de leurs marques de fabrique, ce rythme soutenu, cette urgence –- dans leur musique comme dans leur façon de mener leur groupe.
Le concert se conclut par une salve de titres tout récents que le groupe teste sur scène. Du Nevraska pur jus. Basse-batterie survolté, véloce, tout en accélérations fulgurantes, groove speed, breaks bien sentis, parfois même un brin déconstruits. Ces nouveaux morceaux sonnent assez bruts, naturels, spontanés, swinguant même. L’utilisation des samples y est peut-être une peu moindre que sur les titres du deuxième disque et c’est bien aussi. Ils laissent, en tous cas, augurer de très bonnes choses pour la suite.
Et la suite, ce sera de nouveaux morceaux mais aussi et surtout un nouveau projet, énigmatique, une métamorphose en trio, une mue aux airs de saut dans l’inconnu. Bref, on n’en dit pas plus pour l’instant...
Quelques manipulations plus tard et un « Waiting room » de Fugazi qui résonne de manière très à propos dans la salle, Doppler et leur sacré réputation montent donc sur scène. Dès les premiers instants, l’intensité est là et elle ne quittera pas la scène avant la fin.
Comme Nevraska, Doppler pratique une forme dépouillée du rock, réduite à quelques éléments saillants –- basse vrombissante, batterie tribale, guitare stridente et voix furieuse prise en étau dans l’ensemble. Mais c’est pour mieux faire ressortir la substantifique moelle : ces riffs teigneux, ces motifs syncopés et ces jeux rythmiques ultra-percutants caractéristiques du noise-rock qui font qu’une fois qu’on y a goûté, on a du mal à aller voir ailleurs.
Et ce jeu-là, Doppler le pratique avec une maîtrise et une finesse bien supérieures à la moyenne. Au cœur du déluge de bruit, ils n’ont leur pareil pour faire entendre le son cristallin d’une cloche de cymbale ou la note ténue d’un archet frotté sur la tête du manche d’une basse — en aluminium, ça va de soi.
Leur noise-rock étourdissant est à la fois très rythmique –- la batterie de Yann Coste y est omniprésente, voire légèrement dominante –- et mélodique, renvoyant directement à toute une lignée de groupes français depuis le début des années 90 au moins, Basement et Portobello Bones en tête [1]. La version de Doppler est si épurée, si affûtée, qu’ils donnent presque l’impression de clore cette histoire –- d’autant plus que leur set est majoritairement constitué de morceaux tirés de leur dernier album, sorti il y a presque 15 ans. « Et maintenant, un morceau de 1997... », blaguent-ils d’ailleurs entre les titres.
La source paraît ne jamais se tarir et l’énergie du groupe semble inépuisable. Doppler abreuve en long, en large et en travers durant un set d’ampleur avec ses moments d’apogées spectaculaires un peu préparés, rehaussés par les lights épileptiques. Le groupe pousse sa propre musique très loin et on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il aurait à donner aujourd’hui, quelle musique il créerait en 2023. Après avoir exploré sa formule toute en énergie dans les moindres recoins, quelles nouvelles formes ces musiciens pourraient inventer, quelles nouvelles façons d’insuffler de la tension ils pourraient explorer.
Lorsqu’on leur pose la question, ils esquivent en rigolant : « Eh bien, on commence à envisager de penser à se dégager du temps pour peut-être essayer d’y réfléchir... »
Les espoirs les plus fous sont donc permis.
[1] Un site dédié à cette scène vient d’ailleurs récemment de voir le jour : https://www.noise-moi.fr/site/
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