> Mag > Musique > Les méandres tortueux de UPE au Victoria hall
Un trio post-punk invité à collaborer avec un ensemble de musique contemporaine dans l’enceinte majestueuse et baroque du Victoria hall ? Non, décidément, la culture a Genève, ça ne se passe pas exactement comme ailleurs.
Passer dans le hall d’entrée et l’installation de l’artiste plasticienne Maya Rochat relevait déjà d’une jolie mise en condition.
Ses rétroprojecteurs projetant leurs coulures aux formes libres, aléatoires. Explosion de couleurs habillant les colonnes, prenant d’assaut les plafonds bas, les reflets des lustres et se répandant partout — annonce des chocs et des décalages esthétiques à suivre.
La salle de concert, étroite et haute comme une nef, est une page d’histoire, avec ses grandes orgues, ses boiseries, ses dorures, ses fresques et son statuaire rococo. Un univers en soi sur lequel les projections de l’artiste ne cesseront de se répandre. Sur les fauteuils un peu raides, un public hétéroclite — familles, punks, abonnés du lieu ou de la saison de l’ensemble Contrechamps.
Le concert s’ouvre avec deux petites pièces de Moondog — ce compositeur américain aveugle à la trajectoire totalement hors-norme, qui était aussi artiste de rue et dont l’œuvre, entre musique savante et esthétique brute ou naïve, a par la suite influencé le courant minimaliste. « Maybe » et « All is loneliness » font partie d’un ensemble de pièces vocales publiées au début des années 70, s’inspirant de formes anciennes, canons et madrigaux. Au chant, les trois membres de Massicot, Colline Grosjean, Simone Aubert et Mara Krastina, et Contrechamps aux instruments font résonner ces airs purs, ces mélodies enlevées au charme intemporel, comme pour placer leur rencontre sous le signe de cette figure éminemment originale.
Le grand écart était-il voulu ? Le contraste était surprenant et pouvait difficilement être plus marqué, en tous cas, entre le lyrisme enchanteur de Moondog et le Flocking individuals, unfinished stories de la compositrice espagnole Ariadna Alsina Tarrés [1], où instruments à cordes et sonorités électroniques se mêlent pour dessiner un paysage sonore minéral et accidenté.
UPE est donc une pièce imaginée par les trois membres de Massicot pour être habitée par les instruments à cordes de l’ensemble Contrechamps –- et dans laquelle d’ailleurs le trio retrouve un peu l’angularité de ses débuts, lorsqu’il incluait encore du violon.
La pièce peut se décomposer en trois grands mouvements, s’enchaînant dans une suite de fondus-enchainés parfois abrupts et étonnants, un peu à la manière d’une solution, un milieu chimique qui réagirait et changerait du tout au tout en fonction des éléments qu’on y ajoute.
D’abord, une introduction en forme de marche enlevée, aux accents folk est-européen peut-être, rythmée par la batterie et les percussions, sur laquelle les cordes sculptent des motifs délicats aux très fines nuances. Cette première partie se désagrège et se recompose en hachures sèches sur lesquelles un violon solitaire vient écrire des lignes tendues. Une rythmique aux cloches et une ligne de basse discrète introduisent alors une seconde partie ludique avec ses glissandos cartoonesques qui vont monter en puissance pour à nouveau laisser place aux frottements stridents hérissés de dissonances. On est aux trois-quarts de la pièce, la batterie et les percussions reprennent leurs droits et la guitare entre alors pour la première fois. Un riff bluesy, coulant et lumineux, qui annonce le début de la troisième et dernière partie. La voix de Mara apparaît, pour un moment typique du style de Massicot où les cordes tressent en arrière-plan des fils d’une incroyable délicatesse.
Mais ce moment lui-même ne va pas tarder à muter en motif choral, en accord ouvert décomposé à la manière de Steve Reich. À ce stade, les coulures de Maya Rochat ont pris une teinte pourpre, violacée, et envahissent la totalité du chœur. Le motif est entonné par les voix des cordes puis il gagne en assurance au fil d’une répétition fleuve en dégageant les nuances, les variations, jusqu’à atteindre sa pleine puissance dans un final vibrant de lumière et d’énergie.
On se laisse promener d’une ambiance à l’autre. Pas forcément facile de tout embrasser d’un coup. Il faut avoir les oreilles hardies, élastiques, pour suivre sans faillir les méandres changeants et tortueux de cette composition. À la sortie, comme à n’importe quel concert punk, on acquiert pour quelques euros le vinyle, tout juste sorti aux éditions Cave12, et sa pochette au graphisme étrange, surréel et éclaté, signée Xavier Robel.
Parfaitement accordé au contenu, cela va de soi.
[1] D’ailleurs mention spéciale du jury du prix Russolo en 2015.